Le Musée d’art et d’histoire de Genève (MAH) a joué un rôle déterminant dans une opération menée en urgence pour évacuer des milliers d’artefacts du principal centre de conservation archéologique de Gaza, le jeudi 9 septembre, quelques heures avant qu’une frappe israélienne ne réduise le bâtiment en ruines.
Quelques jours plus tôt, l’armée israélienne avait commencé à distribuer des ordres d’évacuation aux habitants de Gaza-Ville, les sommant de quitter les lieux en prévision de bombardements visant plusieurs immeubles de grande hauteur. Parmi ces cibles figurait la tour résidentielle Al-Kawthar, un édifice de dix étages dont le rez-de-chaussée abritait les réserves de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem (EBAF), présente à Gaza depuis plus de vingt ans. Dans un communiqué publié avant l’attaque, l’armée israélienne avait justifié son opération par la présence supposée d’infrastructures du Hamas dans ou autour du bâtiment.
Alertées de la frappe imminente, les équipes du MAH se sont mobilisées pour tenter d’obtenir un sursis et organiser en urgence l’évacuation des collections. Le centre abritait des pièces majeures issues de sites archéologiques de Gaza, notamment les vestiges du monastère Saint-Hilarion (IVᵉ siècle), inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco.
« Notre objectif était de faire pression sur les archéologues israéliens et d’alerter les autorités politiques suisses – le gouvernement, l’ambassade de Suisse à Tel-Aviv – ainsi que des institutions comme Blue Shield International, l’Unesco, la Fondation Aliph et la communauté archéologique, sur ce qui était en train de se passer », explique Béatrice Blandin, conservatrice en charge des collections archéologiques du MAH.
Le musée entretient depuis près de vingt ans un lien étroit avec Gaza. En 2007, il avait organisé l’exposition « Gaza, carrefour des civilisations », qui réunissait plus de 500 objets exhumés dans l’enclave. Pensée comme le prélude à la création d’un futur musée archéologique à Gaza, l’initiative fut interrompue par la prise de pouvoir du Hamas la même année et par le blocus israélien qui suivit. Les artefacts n’ayant pu être restitués, ils sont demeurés à Genève jusqu’à aujourd’hui. En 2024, à l’occasion du 70ᵉ anniversaire de la Convention de La Haye, l’exposition « Patrimoine en péril », également conçue par Béatrice Blandin, en présentait 44.
L’Institut du monde arabe (IMA) à Paris propose actuellement l’exposition « Trésors sauvés de Gaza – 5 000 ans d’histoire » (jusqu’au 2 novembre 2025). Elle est justement conçue en partenariat avec le Musée d’art et d’histoire de Genève (MAH) et réunit 130 de ces objets issus des fouilles de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem (EBAF), confiés depuis 2007 au MAH après l’impossibilité de les restituer à Gaza.
Selon l’Agence France-Presse (AFP), les négociations visant à évacuer les réserves archéologiques de Gaza avant les frappes auraient également mobilisé la France, l’Unesco et le Patriarcat latin de Jérusalem. Ces tractations ont abouti : les autorités israéliennes ont accordé un court laps de temps pour extraire les artefacts. « Le processus a débuté jeudi matin à 7 heures et s’est interrompu dans l’après-midi, faute de garanties suffisantes pour assurer la sécurité des équipes sur place », précise Béatrice Blandin.
La conservatrice souligne le rôle décisif de Fadel Al-Utol, archéologue du MAH qui a longtemps travaillé à Gaza et connaissait intimement les réserves : c’est lui qui a guidé l’équipe sur place dans le choix des artefacts à sauver en priorité. L’archéologue français Jean-Baptiste Humbert, qui a mené pendant des décennies les fouilles de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem à Gaza, a lui aussi été consulté.
Tous les objets n’ont toutefois pas pu être préservés. « Malheureusement, l’évacuation n’a pas pu être achevée. Soixante-dix pour cent des artefacts ont été transférés, mais 30 % sont restés sur place », explique Fadel Al-Utol. La plupart de ces dernières pièces seraient des céramiques et des objets lapidaires.
Fadel Al-Utol, qui a consacré sa vie à la protection du patrimoine de Gaza, vit cette perte comme une blessure intime. « C’est comme si j’avais perdu un de mes enfants », confie-t-il. Il rappelle aussi que l’évacuation s’est déroulée sous une angoisse permanente pour la sécurité des personnes impliquées, tandis que sa famille et ses proches demeurent encore « pris au piège à Gaza ».
L’opération d’évacuation a mobilisé plus de vingt personnes sur place, parmi lesquelles des membres de Première Urgence Internationale, une organisation humanitaire active à Gaza depuis 2009. L’équipe a dû improviser avec des camions inadaptés au transport de pièces fragiles et un conditionnement sommaire. « Malgré ces conditions précaires, le nombre d’objets sauvés de la destruction reste remarquable, grâce à la mobilisation des travailleurs et des bénévoles sur place », souligne la conservatrice.
Béatrice Blandin et Fadel Al-Utol demeurent toutefois préoccupés par le sort des artefacts sauvés, rappelant que nombre de sites patrimoniaux de Gaza ont déjà été « visés et détruits ». Selon une première évaluation des dommages établie par l’Unesco, 110 sites culturels de l’enclave ont été endommagés ou détruits.
« Selon la Convention de La Haye de 1954 pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé, le dépôt archéologique, comme de nombreux autres monuments et sites, n’aurait jamais dû être détruit », rappelle Béatrice Blandin.

Le centre de conservation de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem (EBAF) avait déjà été endommagé par de précédentes frappes. Photo Fadel Al-Utol
Lundi, l’Office israélien de coordination des activités gouvernementales dans les territoires (COGAT) a confirmé le transfert, à la fois sur les réseaux sociaux et dans un communiqué de presse. Ce dernier affirmait que les artefacts appartenaient à la communauté chrétienne de Gaza et présentait l’opération comme « faisant partie des efforts visant à permettre le déplacement des habitants et des organisations internationales vers le sud de la bande de Gaza pour leur protection ». Le communiqué précisait en outre que l’opération avait été « menée en coordination avec l’Administration de coordination et de liaison (CLA) du COGAT pour Gaza, en coopération avec une organisation internationale ».
Emek Shaveh, une ONG israélienne qui lutte contre la politisation de l’archéologie dans le contexte du conflit israélo-palestinien, a dénoncé l’annonce du COGAT, la qualifiant de « honte ».
« Depuis le début de la guerre, Israël a endommagé ou détruit des centaines d’artefacts et de sites culturels protégés. Présenter l’évacuation actuelle comme si l’État d’Israël mobilisait des moyens pour prévenir de tels dommages est absurde et constitue une véritable parodie du droit international », affirme l’organisation.
L’ONG conteste également l’idée que les artefacts relèveraient uniquement à la communauté chrétienne de Gaza, rappelant qu’ils incarnent un patrimoine vieux de plusieurs millénaires qui appartient à l’ensemble des Gazaouis et, plus largement, à tous les Palestiniens.
« Emek Shaveh appelle l’État d’Israël à cesser immédiatement la destruction de Gaza-Ville, y compris de ses sites patrimoniaux, protégés par le droit international », conclut le communiqué.
