Luce Lebart, historienne de la photographie, et Marie Robert, conservatrice en chef au musée d’Orsay (Paris) chargée de la collection de photographies, se sont engagées dans une entreprise follement ambitieuse : Une histoire mondiale des femmes photographes (Textuel), de l’invention du médium à l’aube du XXIe siècle. Sous leur direction, 162 auteures livrent le portrait de 300 créatrices, méconnues, oubliées, légendaires, discréditées ou effacées des dictionnaires. Une somme illustrée par 450 images qui fera date et probablement école. Pour The Art Newspaper Édition française, Marie Robert raconte ce projet, soutenu par les Rencontres d’Arles et le programme « Women in Motion LAB » du groupe de luxe Kering.
Quelle est la genèse de cet ouvrage manifeste ?
Il est la rencontre de trois désirs. D’abord celui de Luce Lebart. Après avoir publié en 2017 Les Grands Photographes du XXe siècle (Larousse), ouvrage dans lequel, pour diverses raisons, les femmes sont peu présentes, elle a eu l’envie d’un livre consacré uniquement aux femmes photographes. Cette idée a été partagée avec Marianne Théry, cofondatrice des éditions Textuel, une femme engagée qui porte depuis longtemps une action féministe. Luce Lebart est ensuite venue me voir et, évidemment, cela a fait tilt. J’avais conçu l’exposition « Qui a peur des femmes photographes ? », en 2015, au musée d’Orsay. J’ai enseigné à l’École du Louvre une histoire de la photographie à travers le prisme du genre. Je souhaitais donner une suite à ces recherches. Nous avions pour motivation de réviser et d’augmenter l’histoire de la photographie, en faisant découvrir des noms, des parcours, des univers de créatrices à travers un livre pluriel, polyphonique, qui ferait appel à des auteures.
Vous êtes-vous fixé des critères pour sélectionner ces femmes photographes ?
Nous avons établi une première liste, fruit de nos différents intérêts et préférences, puis avons demandé à nos interlocutrices de la critiquer, de la repenser et de proposer d’autres noms. Le panthéon des femmes photographes n’est pas le même pour une Française que pour une Sud-Africaine, une Chilienne ou une Chinoise. Au-delà de ce dialogue, il y avait le souhait de donner de la place à la fois à des noms iconiques que le grand public veut retrouver et à des figures peu connues ou oubliées. Il fallait aussi parvenir à un équilibre temporel et géopolitique pour éviter une surreprésentation de la production occidentale.
Le risque n’est-il pas de confiner ces photographes à leur statut de femmes ?
C’est une question qui nous est posée en permanence : « Est-ce que vous ne créez pas un ghetto ? » Mais le ghetto existe déjà. En photographie, comme dans tous les champs artistiques ou scientifiques, l’histoire, jusqu’à présent, est principalement une histoire d’hommes. Il faut faire évoluer cette réalité tout en ayant en tête les limites de notre démarche. Soit on agit, soit on continue à se plaindre. Nous avons conscience des apories du projet, mais nous les assumons.
Comment avez-vous identifié les trois cents femmes photographes retenues ?
Nous aurions pu présenter six cents ou mille femmes. C’est un continent à explorer. Les femmes sont absentes de la plupart des anthologies, des dictionnaires et des livres d’histoire. Pour les identifier, nous avons procédé par recoupements via notre réseau de collègues conservatrices, commissaires d’exposition, chercheuses universitaires et journalistes qui ont déjà travaillé sur des biographies de femmes photographes. L’outil numérique a facilité ensuite les prises de contact avec des personnes habitant à des milliers de kilomètres et qui ont d’autres expertises. Nous avons ainsi constitué une constellation, un rhizome. Nous nous sommes aussi appuyées sur un réseau de collectifs et de plateformes qui s’organisent pour rendre visible le travail des femmes photographes : « La Part des femmes » et « FemmesPHOTOgraphes » en France, « Women Photographers International Archive » (Wopha) à Cuba, « Fast Forward » en Grande-Bretagne, « Women Photograph » aux États-Unis…
Les femmes photographes sont au cœur d’un double mouvement : une reconnaissance réelle par leurs pairs masculins, puis leur invisibilisation rapide dans les mémoires et les histoires.
Pourquoi n’avez-vous choisi que des auteures pour la rédaction des biographies ?
La première raison est que ce sont essentiellement des femmes qui ont mené des recherches approfondies sur les femmes photographes – c’est donc une manière de mettre en lumière ces expertes. Ensuite, il y a une démarche d’empowerment : en tant que femmes, il est important de créer des solidarités, de montrer que les femmes aussi sont productrices de savoirs. Le point de vue féminin permet également de proposer une autre approche de l’histoire. Je pense au livre de Marylène Patou-Mathis, L’homme préhistorique est aussi une femme [Allary Éditions, 2020], qui établit que les recherches sur la préhistoire ont surtout été effectuées par des hommes. Ces derniers ont une grille de lecture qui les empêche de penser différemment un certain nombre de faits.
Comment la place des femmes photographes a-t-elle évolué à travers le temps ?
On constate une importante pratique dans la sphère occidentale dès le début du XIXe siècle, en France, en Angleterre, en Allemagne. L’invention de la photographie ensuite s’exporte. Aux États-Unis, un nombre considérable de femmes la pratiquent à partir des années 1860, en tant qu’amateures, professionnelles ou artistes. Nous avons été surprises de découvrir l’existence de pratiques très précoces en Asie, en Afrique subsaharienne ou dans le nord de l’Europe. La diffusion est mondiale. Il y a des périodes où les femmes photographes sont plus visibles. L’entre-deux-guerres est une phase riche et dynamique, comptant des propositions extrêmement variées et nombreuses, notamment en Europe, en Russie et en Amérique du Nord. Nous avons remarqué que les femmes photographes sont au cœur d’un double mouvement : une reconnaissance réelle par leurs pairs masculins, puis leur invisibilisation rapide dans les mémoires et les histoires.
Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Les hommes photographes peuvent compter sur leur conjointe et sur leurs héritiers pour faire vivre leur patrimoine. Les femmes, elles, n’ont pas toujours de conjoint qui les assiste et valorise leur démarche, que ce soit de leur vivant ou après leur mort. Par ailleurs, plusieurs d’entre elles étaient très autonomes du point de vue matrimonial et social. Enfin, n’oublions pas la part de responsabilité des historiens : l’histoire de la photographie a été essentiellement écrite par des hommes.
Quelle incidence l’identité sexuelle a-t-elle sur la pratique photographique ?
En raison de leur identité sexuelle, les femmes n’ont pas accès aux mêmes espaces que les hommes. Au XIXe siècle partout dans le monde et, au XXe siècle, dans certaines zones politiques, culturelles ou religieuses, les femmes sont en quelque sorte assignées à résidence. De ce fait, elles sont parfois cantonnées à certains genres photographiques, comme le portrait, la mise en scène de studio, les natures mortes. Dès lors qu’elles peuvent évoluer dans l’espace public, être citoyennes, émettre un avis sur l’ordre du monde, elles s’emparent des genres auparavant réservés aux hommes. Elles photographient la guerre, les paysages, le nu, le sexe. L’incidence sexuelle est liée à une structure sociale ou politique qui les contraint ou les libère. Loin de nous l’idée de penser qu’il y a un regard féminin. Cet ouvrage n’a évidemment pas pour objectif d’essentialiser les femmes photographes. Il existe autant de regards que d’individus et d’expériences. Les femmes font partie de minorités qui ont longtemps été discriminées, et qui le sont encore dans certaines parties du monde. Le fait d’appartenir à une catégorie discriminée les rend sans doute plus à même de percevoir et de montrer les oppressions. Ce qui m’a étonnée à la lecture des diverses propositions figurant dans ce livre, c’est l’appétence que les femmes ont développée pour repérer ce qui va mal, pour observer les violences et les injustices.
À partir du début du XXe siècle, toutes les femmes recensées dans l’ouvrage ont une démarche engagée, elles portent un regard sur les minorités, les opprimés, ceux qui souffrent.
Par exemple ?
Je pense à Alice Seeley Harris, une Anglaise missionnaire arrivée au Congo vers 1900, une des premières militantes des droits humains. Elle est révoltée par ce qu’elle y voit : l’exploitation des planteurs d’hévéa recrutés de force par les autorités coloniales. Dans le livre est reproduite l’image d’un homme assis devant un paquet enveloppé dans des feuilles de bananier – ce sont les restes de sa fille de 5 ans. Elle a été tuée et mutilée par des miliciens, punie parce que son père n’avait pas livré le quota de caoutchouc exigé. Ces clichés ont été publiés, projetés au Royaume-Uni et aux États-Unis pour dénoncer les atrocités commises au Congo. Beaucoup considèrent Alice Seeley Harris comme la première lanceuse d’alerte de l’histoire contemporaine. Je peux aussi citer Claudia Andujar, qui a soutenu le peuple yanomami, au Brésil, et documenté la destruction de l’Amazonie. Dans les années 1930, Dora Maar s’intéresse aux mendiants et aux pauvres à Londres. L’Australienne Carol Jerrems, elle, travaille sur la situation critique des peuples aborigènes, la Danoise Pia Arke questionne la problématique de l’art esquimau au Groenland… À partir du début du XXe siècle, toutes les femmes recensées dans l’ouvrage ont une démarche engagée, elles portent un regard sur les minorités, les opprimés, ceux qui souffrent.
En quoi l’appareil photo a-t-il été un outil d’émancipation pour les femmes ?
L’appareil leur permet de justifier leur présence dans l’espace public ou dans des lieux réservés aux hommes. La Française Jane Dieulafoy, partie en Perse avec son mari, peut ainsi rencontrer le cheikh. Il est un outil d’émancipation, car il procure aux femmes un statut, une activité professionnelle; en pouvant subvenir à leurs besoins, elles acquièrent une autonomie. Durant l’entre-deux-guerres, les femmes photographes se professionnalisent dans le photojournalisme : Germaine Krull, Thérèse Bonney, Margaret Bourke-White, Tina Modotti, Lee Miller… Munies de cartes de presse, elles se déplacent : l’appareil photo leur permet de participer au cours du monde. Nous en avons parlé à propos d’Alice Seeley Harris. Le processus est le même pour Dorothea Lange à l’époque de la grande migration aux États-Unis. Grâce à la publication des clichés de sa Migrant Mother, le gouvernement fédéral améliore les conditions de vie dans les campements.
De regardées, les femmes sont devenues regardeuses…
De nombreuses photographes sont en effet d’anciens modèles passés de l’autre côté de l’objectif. Cette expérience leur sert pour comprendre ce qui se joue avec le sujet au moment de la prise de vue.
Quelle image de la femme photographe l’industrie photographique a-t-elle véhiculée ?
Il y a une sorte de discrédit permanent vis-à-vis de la maîtrise technique des femmes. Leurs compétences sont régulièrement minorées. En réaction, dans les années 1930, paraissent beaucoup d’autoportraits de femmes posant en professionnelles, telle Margaret Bourke-White qui se présente en compagnie d’énormes chambres photographiques. Les femmes élaborent des stratégies d’affirmation pour montrer que ces stéréotypes n’ont pas de sens. Au XIXe siècle, plusieurs d’entre elles ont inventé des procédés aussi intéressants que ceux de leurs confrères, mais qui n’ont pas été suffisamment étudiés ni mis en valeur. L’Anglaise Yevonde Cumbers Middleton, plus connue sous le nom de « Madame Yevonde », a ainsi été une pionnière de la couleur dans les années 1930.
Quels destins de femmes vous ont le plus marquée ?
L’univers de Lady Clementina Hawarden me touche beaucoup. Elle montre essentiellement ses filles dans leur demeure londonienne, dans les années 1860, les faisant poser occupées à leurs diverses activités du quotidien : en train de lire, de coudre ou de regarder par la fenêtre. Ces jeunes femmes en devenir, dont on perçoit la féminité en pleine éclosion, se trouvent en même temps dans des espaces complètement clos. Ces images révèlent un phénomène de réclusion accepté, esthétisé mais réel. J’aime bien aussi le travail d’une photographe amateure française de la fin du XIXe siècle, Jenny de Vasson, qui a réalisé quantité d’autoportraits en intérieur et qui appelait son appareil photo « Luigi ». Elle ne s’est jamais mariée, se trouvant laide. Elle a énormément écrit, connu une vie mondaine très intéressante. Avant sa mort, Jenny de Vasson a fait détruire toute cette production (écrits, notes, dessins), qu’elle considérait comme indigne en comparaison des réalisations littéraires de ses amis. Elle n’a épargné que ses photographies, qu’elle estimait sans intérêt, fruits d’un loisir sans prétention à ses yeux.
Votre entreprise n’est pas seulement historiographique, elle est aussi politique. Comment remédier à la sous-représentation des femmes photographes ?
En privilégiant une action affirmative, en étant proactifs, en se fixant des objectifs quantitatifs. C’est une nécessité. Les institutions patrimoniales ont intérêt à viser la parité, quand c’est possible, dans les domaines des acquisitions ou de la production des expositions. Le Fonds national d’art contemporain et le Centre Pompidou ont, par exemple, une politique d’acquisition paritaire. Au musée d’Orsay, ce n’est pas formalisé par des chiffres, mais on l’a à l’esprit. C’est vraiment une vigilance de tous les instants.
Vous avez conçu l’exposition « Qui a peur des femmes photographes ? » en 2015. Aujourd’hui, qui a encore peur des femmes photographes ?
Plus personne, car ce serait mal vu. Mais certains hommes, dans le milieu rude et hyperconcurrentiel du reportage, continuent à craindre les femmes photographes. Notre objectif, en publiant ce livre, est d’enrichir la compréhension de l’histoire de la photographie et d’avancer ensemble vers un monde plus inclusif. Nous sommes dans une démarche de compagnonnage positif entre les hommes et les femmes.
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Luce Lebart et Marie Robert (dir.), Une histoire mondiale des femmes photographes, Paris, Textuel, 504 pages, 450 ill., 69 euros.