En découvrant le Japon il y a quelques années, l’artiste et écrivaine Marcelline Delbecq a réalisé à quel point la notion de Mujo 無常 (impermanence) avait une prégnance sur ce qui l’entourait. Inspiré de cette expérience et d’un ensemble de photographies nippones dans lesquelles la notion d’impermanence se joue de manière ambiguë, ce texte, délibérément dénué de titre, cédera quelques-uns de ses fragments au livre Marronnier マロニエ du photographe Yasuyuki Takagi, à paraître aux Éditions de l’œil.
Au fur et à mesure que défilaient les images – défilement qui tout à coup les unissait en une cinématographie disjointe, évidée de récit – j’ai réalisé que jamais je n’avais vu ce que je regardais.
N’avoir rien vu, c’est être incapable de reconnaître ce que l’on découvre.
N’avoir rien vu, c’est se sentir étrangère, étranger, non pas seulement à l’autre face de la lune (1), mais à sa propre langue devenue inadéquate, hors de propos. C’est accepter de s’abandonner à l’impermanence de ce qui, sous nos yeux précisément, se joue. Dans le mouvement comme dans la fixité.
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Un visage de femme parée d’un costume de cérémonie (son mariage) nous observe avec insistance. Dans cette éternité du regard photographique, elle s’adresse à nous chaque fois que nous la regardons, nous incluant dans sa propre image, nous y absorbant. Elle sait que nous la regardons, témoins de témoin que nous sommes.
Parfois dans ses films, Ozu fait poser les personnages pour une photographie. C’est en général un instant de bonheur : le moment d’une réunion familiale. Quelque chose d’en soi mémorable, mais aussi destiné à disparaître, qui ne durera pas, voilà pourquoi on le photographie. (2)
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Lorsque, enfin installé dans son wagon et connaissant la longueur du trajet, on se laisse lentement glisser dans le sommeil, le paysage qui défile à travers la fenêtre fait l’effet d’une diapositive transformée chaque seconde, tressautant avec les mouvements de paupières. Pensées et souvenirs se mêlent aux voix chuchotées, aux bruits alentour. Au fil du voyage, seules quelques images fixes subsisteront, coïncidant avec chaque arrêt du train.
Dans une chaleur moite, trois femmes sur un quai scrutent l’intérieur d’un wagon.
Un pont de pierre.
Fujisan presque effacé.Un amoncellement de restes.
Le train qui, ce matin-là, s’arrête dans la petite gare de Kita-Kamakura, reprend sa course une fois les voyageurs descendus. Une épaisse brume recouvre les hau- teurs, la pluie commence à tomber. Une pluie fine, délicate, annonçant le typhon prévu tard dans la nuit.
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Comment se souvenir de ce qui ne nous a jamais appartenu ? D’où convoque- t-on le souvenir de lieux jamais foulés, de visages croisés en rêves ?
Images sans légendes.
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Une photographie prise aujourd’hui correspond à peu de chose près à ce qu’elle doit être, à ce que chaque photographe voulait saisir, montrer. Elle est effaçable à l’envi, comme toutes celles dites « ratées ». La seule marge d’erreur possible est de supprimer l’ensemble des images d’une pression erratique de l’index.
C’est donc un petit miracle que subsistent des négatifs sous ou surexposés, des Polaroid périmés, des pellicules mal enclenchées dans un appareil qui ne livrera son contenu qu’a posteriori. Un petit miracle de voir des images qui n’auraient jamais dû exister. Mais à Osaka, le Photo Station Service a fermé du jour au lendemain, sans que personne n’intervienne.
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Et là, dans la légère brume du petit matin, penser à quel point cet endroit est beau, un endroit où se sentir être, baigné d’une douceur indescriptible dans l’ombre comme dans la lumière, tapis de mousse au pied d’arbres solidement enracinés. Quel bel endroit où disperser des cendres, à l’écart du monde comme à égale distance de la terre et du ciel, balayé par les typhons, hors de la vue et pourtant bien là, pour toujours, à proximité.
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Comment écrire une histoire faite de petits riens, de fragments épars dont les liens possibles n’ont jamais été racontés ni consignés ? Effacés derrière leur image. Pourra-t-on un jour archiver tout ce qu’un individu aura vécu et vu au cours de son existence ? Tout ce qu’elle ou il aura oublié de regarder ?
« Time flies », we say that time flies but maybe it flees, and where to is impossible to know. We pretend to be wondering though we don’t want to hear the answer. And all in all it is better not to know, but only to have seen.
Nuits étoilées dont on ne peut deviner à l’avance les présages.
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La photographie connaît un extraordinaire essor dans les années 1980. La plupart des familles, au Japon mais ailleurs aussi, possèdent au moins un appareil qu’elles utilisent en toutes circonstances ; joies, peines, réunions de famille, voyages, imprévus, attendus. Le 1hr Lab du quartier développe ensuite les pellicules, fixe leur contenu sur papier. Petit à petit les images s’accumulent, parfois à peine regardées, et c’est bien plus tard que l’on réalise en les découvrant que certaines sont à jeter, que d’autres ne veulent plus rien dire. Elles seront pourtant conservées, pour qui voudra bien les regarder un jour.
La photographie a progressivement remplacé les journaux intimes, l’écriture des mythes. Elle a montré ce qu’elle voulait en en attestant l’existence sans en garantir la pérennité. Elle prouve la réalité en la contredisant, la rend actuelle et simultanément dépassée. Elle devient un refuge contre une réalité qu’elle prétend montrer en faisant tour à tour apparaître et disparaître les protagonistes d’événe- ments qui, parfois, n’en sont pas. À nous de saisir, voire comprendre ou réinventer.
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Sous un marronnier d’environ deux cents ans indifférent au défilement des jours, faire l’expérience commune d’être au monde. Un arbre qu’aucune construction n’a pu déloger, dont aucun tremblement de terre n’est venu à bout, qu’incendies et champignons décimateurs ont épargné. Témoin silencieux de tout ce qui, autour de lui, n’est que de courte durée.
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Quand nous fermons les yeux, que nous reste-t-il de ces photographies dont, l’instant seulement d’avant, nous ignorions tout des existences qu’elles renferment ? Lesquelles viendront se loger quelque part en nous, fugaces, impalpables, effacées sans doute si jamais revues ? À quel endroit s’ancreront-elles pour qu’un jour nous puissions enfin reconnaître ce que nous n’avions pas su voir ?
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The photographed image produced out of an encounter invariably contains both more and less than that which someone wished to inscribe in it. The photograph is always more and less than what one of the parties to the encounter managed to frame at the moment of photography. The photograph is always in excess of, and always bears a lack in relation to each of its protagonists. This excess and this lack are, of course, not shared by all those who took part in the encounter : it is impossible to subject all of them to the point of view of any single one. (3)
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Entre Tokyo et Kyoto, les Shinkansen se croisent plusieurs fois par heure au pied du Fujisan, allers, retours, aller-retour, les trains filent à travers la campagne, traversent... sans s’y attarder, certains vont jusqu’à..., jusqu’à la mer, d’autres s’arrêtent en cours de route avant de faire demi-tour. Certains voyageurs ignorent qu’à quelques minutes près, ils auraient pu se croiser dans la gare d’une ville palimpseste où tout s’entrelace, se confond.
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Does emptiness necessarily follow material life and everything that is left behind : action, silence, frames, voiceovers ? Everything that once – or maybe never – was.
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En 1897, Constant Girel, opérateur des frères Lumière, filme l’arrivée d’un train en gare de Nagoya. De cette séquence d’une minute, un photogramme montre, observé depuis le quai, un petit groupe de gens qui s’apprêtent à monter s’ils ne sont pas déjà descendus. Au premier plan, un chef de gare ; un autre au second plan, tout près d’un couple dont les paroles nous sont doublement tues (le photogramme d’un film sans son est comme deux fois muet) ; un groupe de jeunes gens aux cheveux très courts ; un bébé de dos, porté dans les bras. Ce petit groupe de gens filmé au hasard d’une arrivée et d’un départ semble attendre encore et encore à l’intérieur de l’image que la vie continue une fois le train reparti.
Entre Fukuoka et Tokyo, les Shinkansen se croisent plusieurs fois par heure, allers, retours, aller-retour, les trains filent à travers la campagne, traversent Osaka sans s’y attarder, d’autres vont jusqu’à Hakodate, jusqu’au nord, d’autres s’arrêtent en cours de route avant de faire demi-tour. Un voyageur ignore que dans la voiture d’à côté se trouve celle qui lui a donné naissance dans une vie antérieure.
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La photo est la trace de rayons lumineux émanés de quelque chose qui est, qui est là. (Et c’est la différence fondamentale entre la photographie et le langage, lequel peut parler de ce qui n’est pas.)
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Comment écrire une histoire faite de petites frappes, de statues de pierre et de plantes vagabondes dont les liens possibles sont tus ?
Combien de temps poser son regard sur ceux qu’une société entière tend à rendre invisibles, à vouloir faire disparaître? Les outcasts vivant en plein air, à même le trottoir dans les rues d’Osaka, trouvent dans les canettes de saké l’illusion d’une anesthésie vite évanouie. Basculement d’autant plus violent dans la réalité. Sans plus jamais parvenir à se fondre à nouveau dans le décor, ils ne laissent d’autre trace qu’un filet de bave, une traînée d’urine. Vagabonds sortis d’un moule d’où leur existence a débordé.
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Sans enfermer le monde à l’intérieur de son viseur, une ou un photographe est une glaneuse, un glaneur dont les yeux se posent ici ou là, au hasard des rencontres. Enregistrer ce qu’elle ou il voit revient à constituer une archive muette de moments qui ne lui appartiennent dès lors plus tout à fait.
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Personne n’a compris comment ils étaient arrivés là, jusque-là, ni comment ils avaient pu rester ensemble tout ce temps, dans cette gigantesque étendue d’eau parcourue en deux ans. Une ou peut-être deux, trois vagues successives les avaient déposés à quelques mètres les uns des autres sur une plage de la côté opposée, à cinq mille kilomètres au moins de l’endroit d’où ils avaient été arrachés par une vague d’une hauteur inconcevable. Il avait suffit de les assembler à nouveau pour que le torii déplacé reprenne vie.
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La photographie est une récollection d’empreintes de la vie des gens. Elle est ainsi l’empreinte même des empreintes de ces vies multiples, un indice des indices, mais en même temps et par ce même mouvement, une icône de la vie des signes des habitants, vie des signes stratifiés et toujours fragmentaires (5).
Et si toutes ces images apparaissaient au fil des pages à intervalles réguliers, arbres et visages imprimés au fond de la rétine, fugaces présences sans cesse réitérées, à chaque page tournée, la nuit, le jour, ici, là-bas, pour tout le monde comme pour personne, boucle infinie sans début ni fin ?
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N’avoir rien vu, c’est effectivement se sentir étranger, étrangère, non pas seulement à l’autre face de la lune, mais à sa propre langue devenue inadéquate, hors de propos. C’est accepter de s’abandonner à l’impermanence de ce qui, sous nos yeux précisément, se joue. Dans le mouvement comme dans la fixité. N’avoir rien vu, c’est être incapable de reconnaître ce que l’on découvre.
Au fur et à mesure qu’ont défilé les images – défilement qui tout à coup les unis- sait en une cinématographie disjointe dont le récit était à inventer –, j’ai réalisé que jamais je n’avais vu ce que je regardais.
Rien vu.
1 Claude Lévi-Strauss, L’Autre Face de la lune, préface de Junzo Kawada, Paris, Seuil,coll. « La librairie du xxie siècle », 2001.
2 Youssef Ishaghpour, Formes de l’impermanence. Le style de Yasujiro Ozu, Paris, Léo Scheer, 2002.
3 Ariella Azoulay, « What is a photograph ? What is photography ? », Philosophy of Photography, vol. 1, no 1, mars 2010, p. 9-13. Consultable en ligne : doi.org/10.1386/pop.1.1.9/7
4 Italo Calvino, La Machine littérature, Paris, Seuil, 1984.
5 Hidetaka Ishida, « La mémoire photographique », in Jacques Neefs (dir.), Le Temps des œuvres. Mémoire et préfiguration, Vincennes, Presses universitaires de Vincennes, 2001, p. 133.