Quand la sculpture gonflable de 13 mètres de Jeff Koons a été montrée pour la première fois au Rockefeller Center de New York le 12 mai dernier, la galerie Gagosian, qui représente l’artiste, a révélé que sa danseuse assise était basée sur « une petite figurine en porcelaine ». Or, l’identité de la créatrice de la sculpture originale a vite été révélée en ligne. Il s’agit de l’artiste ukrainienne Oksana Zhnikrup, qui a créé des statuettes en masse à l’époque soviétique.
Après de nombreuses accusations d’appropriation culturelle et une enquête de The Art Newspaper, l’atelier de Jeff Koons nous a fait parvenir une déclaration le 25 mai dernier disant qu’il s’agissait bien d’Oksana Zhnikrup et que Jeff Koons avait effectivement une licence pour utiliser son travail.
Le petit-fils d’Oksana Zhnikrup, Maxim Lozovoy, a déclaré aux médias ukrainiens que les représentants de Jeff Koons avaient acquis les droits de deux œuvres en septembre 2010. L’une d’entre elles a inspiré Seated Ballerina et l’autre a été le point de départ de Ballerinas (2010-2014), une sculpture d’une danseuse en train d’attacher les lacets des ballerines de sa camarade. Une autre édition de cette œuvre est actuellement montrée à la galerie Gagosian de Beverly Hills. L’atelier de Jeff Koons et la galerie Gagosian ont refusé de donner plus de détails.
Elena Korus, historienne de l’art ukrainienne basée à Kiev et auteure d’un ouvrage sur Oksana Zhnikrup, a affirmé à The Art Newspaper que l’artiste américain avait aussi acheté les droits de la Arts Ceramics Factory – qui a fermé en 2006 –, aux héritiers. L’atelier de Jeff Koons n’a pas non plus voulu confirmer cette information.
L’artisane a travaillé dans cette fabrique pendant des décennies avec son ex-mari, Vladislav Shcherbina. Ce dernier, qui était le céramiste le plus célèbre de l’ère soviétique, raconte qu’une fois que les œuvres ont commencé à être produites en masse, « les droits n’appartenaient plus à l’artiste » mais revenaient à la fabrique.
Née en 1931 de parents ukrainiens à Chita, en Sibérie, Oksana Zhnikrup n’a pas pu étudier à Kiev à cause de son milieu familial. Sa mère était actrice et son père fonctionnaire. Ce dernier a été exécuté en 1937 à l’époque stalinienne, après avoir été accusé d’être un espion. Oksana a donc dû aller à une école d’art à Odessa, où elle a connu Vladislav Shcherbina. Leur mariage n’a pas duré longtemps, mais ils ont travaillé ensemble à la fabrique de Kiev. Leurs œuvres devaient bien sûr se conformer aux canons soviétiques de production artistique : les thèmes autorisés incluaient l’armée et la glorification du travail.
La Seated Ballerina de Jeff Koons reprend une statuette appelée Lenochka– diminutif affectueux du prénom Elena– qu’Oksana Zhnikrup utilisait. Ses autres statuettes pouvaient faire allusion à des figures littéraires, comme celles de l’écrivain ukrainien Nikolai Gogol et de l’auteur danois Hans Christian Andersen, mais aussi à des portraits idéologiques de professeurs ou de paysans.
Après avoir divorcé d’Oksana, Vladislav Shcherbina s’est marié à Tamara Ostrovskaya, qui a, elle aussi, travaillé à la fabrique de Kiev. Dans une déclaration à The Art Newspaper, celle-ci a révélé que la fabrication des figurines relevait d’un processus laborieux. « Les statuettes devaient d’abord être mises au four quatre fois», raconte-t-elle, « ce qui est très cher. »
Quand l’Experimental Art Ceramics Factory de Kiev a fermé en 2006, les agents de Jeff Koons ont proposé d’acheter les droits des œuvres d’Oksana Zhnikrup qui y avaient été produites. Ses héritiers ont ainsi dû signer des documents pour confirmer qu’ils n’étaient pas contre ce transfert de droits. « Bien sûr qu’ils n’étaient pas contre…il n’y avait plus de fabrique et cet art avait depuis longtemps été oublié », dit Tamara.
La valeur des œuvres est depuis montée en flèche. La Petrodvorets Watch Factory, qui fabrique les produits de la marque Raketa (très appréciée des cosmonautes soviétiques) s’est ralliée à ce mouvement. En juin dernier, la compagnie a inauguré une exposition consacrée aux danseuses en porcelaine d’Oksana Zhnikrup dans son magasin de Moscou, afin de promouvoir sa nouvelle édition de montres conçues par la danseuse étoile du ballet du Bolchoï, Anna Tikhomirova. L’exposition se rend ensuite en septembre au musée de la fabrique, à Peterhof, puis à Paris, en octobre, la marque ayant récemment ouvert une filiale dans la capitale française.
Raketa est aussi en train de vendre les statuettes d’Oksana Zhnikrup sur son site internet à des prix astronomiques, en les promouvant comme les « originaux » qui ont inspiré les créations de Jeff Koons. Lenochka est ainsi en vente pour 500 000 euros.