« Il faut mettre la scène avant les mots. » Ainsi s’exprime avec passion Natalia Korczakowska, directrice du Studio TeatrGaleria à Varsovie, pour présenter son nouveau programme dont Daniel Buren est l’invité d’honneur. À la tête de cette institution depuis deux ans, elle s’inspire de l’esprit subversif qui régnait dans ce lieu entre 1971 et 1981, à l’époque où le metteur en scène Józef Szajna en était le directeur, et qui s’était largement perdu depuis. La singularité du Studio TeatrGaleria tient aussi au contraste entre les spectacles audacieux qu’il abrite et l’architecture monumentale du Palais de la culture et de la science, gratte-ciel construit entre 1952 et 1955, que l’on surnomme en ville « le cadeau de l’oncle Staline » – c’est aujourd’hui l’un des symboles de Varsovie.
Il n’est pas étonnant, en Pologne, qu’une proposition artistique radicale passe par la scène d’un théâtre, domaine dans lequel le pays regorge de créateurs audacieux depuis des décennies. Et cette radicalité est aujourd’hui un enjeu de taille dans un pays qui est certes une réussite européenne en matière de croissance et d’emploi, mais dont la situation politique est tendue à l’approche de trois élections – municipales, législatives et présidentielles. Les esprits conservateurs sont nombreux, plus intéressés par ce qu’on appelle ici la « politique de l’histoire » que par les avant-gardes.
SYSTÈME
C’est la deuxième fois que Natalia Korczakowska propose à un artiste de créer un décor qui puisse être confié à des metteurs en scène pour une année. L’invitation faite à Daniel Buren s’est imposée naturellement car il a souvent travaillé sur scène, récemment encore pour Daphnis et Chloé à l’opéra Bastille et, depuis vingt ans, dans un registre différent, sur des pistes de cirque. Pour le Studio TeatrGaleria, il a créé un dispositif que trois metteurs en scène ont été invités à s’approprier pendant une année. Les trois spectacles seront joués tour à tour en octobre, en mars et en juin, puis à nouveau au cours d’une même soirée à la fin de l’année.
Avant le lancement de la saison, un vernissage du décor a été organisé, avec le soutien de l’Institut français de Varsovie, dans lequel les visiteurs pouvaient monter sur la scène éclairée, se promener entre les colonnes mobiles, les faire tourner sur elles-mêmes pour créer un paysage multiple sous l’effet des découpes de lumière. C’est un ensemble d’éléments verticaux mobiles, des parallélépipèdes de différentes hauteurs, dont trois côtés sont colorés, bleu, jaune et rouge, et le quatrième recouvert de bandes en miroir noir de 8,7 cm. On se laisse absorber par la neutralité remarquable de ces éléments, par leur présence colorée et lumineuse.
En fonction des croquis de Daniel Buren qui leur avaient été fournis, et qui sont exposés dans la galerie attenante à la salle de spectacle pour toute la durée de la saison, les trois metteurs en scène ont choisi des textes souvent liés à la couleur. Grzegorz Jaremko a créé un dialogue avec Chroma. A Book of Color de Derek Jarman, Ewa Rucinska a choisi d’adapter La Lucidité de José Saramago, et Radosław Maciag, Manque de Sarah Kane. Au moment de leur livrer son œuvre, Daniel Buren leur a dit toute la liberté qu’ils pouvaient prendre pour s’approprier ce système – y compris de ne pas l’utiliser! Et la difficulté est de taille, car ce décor est à la fois très souple et d’une forte présence sur scène.
RETOUR EN POLOGNE
L’invitation du Studio TeatrGaleria à Daniel Buren était naturelle aussi car l’artiste est régulièrement venu en Pologne depuis son premier voyage en 1974, une invitation que lui avait faite Edward Krasinski, l’un des artistes les plus connus de la Pologne des années 1970. Comme le raconte Anka Ptaszkowska, critique d’art, galeriste et ancienne compagne de Krasinski, ce dernier avait découvert le travail de Daniel Buren par un de ses textes publiés dans Les Lettres françaises, revue du Parti communiste français qui était la seule à franchir le rideau de fer.
Pendant ce premier voyage, Daniel Buren est intervenu dans l’atelier que Krasinski partageait avec Henryk Stazewski qui était un peu plus âgé. Proche du groupe « Cercle et Carré » et d’« Abstraction Création », Stazewski était alors l’un des derniers représentants vivants du constructivisme, et avait aussi été l’un des fondateurs du musée de Łódz en 1931, premier musée d’art moderne au monde – avant même le MoMA qui a ouvert en 1939. Au onzième étage d’une HLM, surveillé les jours de vernissage par des policiers en civil, ce modeste appartement était l’un des lieux phares de la scène artistique polonaise des années 1970, un centre de rencontres et d’échanges quotidiens pour ceux qui s’intéressaient aux avant-gardes. L’espace était rempli de meubles et d’œuvres de Stazewski et de Krasinski. Une balle de ping-pong rouge flottait poétiquement dans l’air entre deux photos de joueurs grandeur nature. Des sculptures étaient posées sur des tables ou suspendues au pla fond. Des petites souris en fourrure étaient disposées un peu partout – pour ne pas trop se prendre au sérieux, aurait dit Stazewski à un critique. Daniel Buren s’est emparé des baies vitrées en y collant des bandes blanches adhésives, révélant par là le spectaculaire paysage urbain visible tout autour – et qui s’est beaucoup transformé depuis une quarantaine d’années. Puis Krasinski a fait passer par dessus, tout autour de la pièce, son célèbre ruban adhésif bleu. Plus tard, en 1985, Daniel Buren a construit la Cabane éclatée n°9 pour les œuvres de Krasinski au Moderna Museet à Stockholm.
L’atelier est aujourd’hui conservé par la Galeria Foksal, une institution créée en 1966 par un collectif dont Edward Krasinski et Anka Ptaszkowska faisaient partie. Il a été repris dans les années 1990 par trois jeunes commissaires parmi les quels Adam Szymczyk, le directeur artistique de la dernière Documenta de Cassel. En 1993, pour le centenaire de la naissance de Stazewski, Daniel Buren a refait son intervention sur les fenêtres. L’atelier a été baptisé Institut de l’Avant-garde en 2004 et fait, depuis, l’objet d’une réflexion constante, animée par des chercheurs et des critiques, sur la manière la plus juste de le préserver. La chambre est fermée au public et sert d’hébergement pour des artistes de passage. En 2007, un pavillon de verre a été crée sur le balcon afin de servir d’espace d’exposition. Il est actuellement occupé par un accrochage de documents d’archives sur la venue de Daniel Buren en 1974.
Cet hommage polonais se prolonge enfin au-delà de Varsovie, à Wojnovo où Daniel Buren a réalisé un plafond à caissons dans la demeure des col lectionneurs Jarosław et Hanna Przyborowski, et à Zalesie où il a créé une verrière colorée intitulée Les bayadères dans la maison de Paulina Krasinska-Sawicka et Aleksander Sawicki. De Tokyo à New York, dans son actualité extraordinairement chargée, les projets de Daniel Buren les plus discrets sont parfois les plus habités.
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