Vous représentez la France à cette 58e édition de la Biennale de Venise en montrant dans le Pavillon français une installation et un film intitulés Deep See Blue Surrounding You/Vois ce bleu profond te fondre. Comment est né ce projet?
Le point de départ est l’invitation qui m’a été faite alors que je travaillais à Paris pour l’exposition du Palais de Tokyo («Ring, Sing and Drink for Trespassing», 2018). C’est une invitation à la fois forte et assez lourde. La Biennale parle d’art mais aussi d’identité, de nation. Mon travail est souvent en rapport avec le lieu, en réaction à une situation. Une question s’est imposée d’emblée : que représenter en 2019? Et cette autre aussi : comment en suis-je arrivée là, dans ma vie, et comment l’humanité est-elle là où elle en est aujourd’hui?
Pierre angulaire du projet, le film relate une épopée métaphorique et géographique, de vos origines jusqu’à Marseille, dernière étape avant Venise… Comment avez-vous réalisé ce voyage initiatique, onirique et surréaliste?
Ce road trip évoque mon parcours, ce que je représente. Je suis partie très jeune du domicile familial et j’ai eu la chance d’être invitée à exposer dans de nombreux pays. Je voulais montrer cette «modernité liquide» dont parle le sociologue Zygmunt Bauman, dans laquelle évolue notre génération globalisée. Un monde fluide, marqué par le flux de la mobilité, par les échanges, les décalages que cela produit. C’est un peu l’histoire de Venise, une ville flottante, au carrefour des civilisations. Je viens d’une famille, la France, mais j’ai d’autres points de vue culturels, l’Angleterre, la Belgique. C’était le point de départ : d’où venons-nous, où allons-nous? Je voulais aussi questionner les normes. À partir de ces idées très larges, nous sommes partis dans cette aventure et ce film qu’il a fallu tenir… comme nos che-vaux au galop! Le projet a évolué organiquement, c’est en y entrant que nous avons mieux défini ce que nous voulions dire. Agnès Varda disait : c’est en faisant que je trouve. Nous avons rencontré une chanteuse, un rappeur, des musiciens, un magicien…
Ces rencontres se sont-elles greffées sur un scénario, une trame écrite?
Nous avons demandé à certaines personnes de dire ce que nous avions écrit mais aussi ce qui leur venait naturellement. Il y a eu beaucoup d’improvisation. L’idée centrale était que le voyage est aussi important que le but : ce que signifie ce que nous représentons et aborder à ma manière le monde dans lequel je vis. En deux cents ans, l’humanité a évolué de façon incroyable! Je trouve très beau ce mélange entre tribus, entre nations, avec toutes nos différences.
Outre votre parcours, le film est traversé par l’utopie, de l’architecture des ensembles des années 1970 en banlieue parisienne au Palais du Facteur Cheval…
L’invitation venant de Paris, nous sommes partis des banlieues. Nous voulions parler des mélanges culturels, de Nanterre à Roubaix, ma ville d’origine. Ensuite, nous avons galopé de nuit jusqu’au Palais du Facteur Cheval. J’ai toujours été curieuse de découvrir cette œuvre, dans laquelle je vois un désir de création pure, une volonté de proposer quelque chose au monde, d’une façon moins naïve qu’il n’y paraît. Je voulais aussi parler de l’aspect amateur, outsider. Ce sont des sujets qui m’intéressent depuis longtemps. C’est une autre question du film : quels sont les idéaux de notre génération? L’imaginaire, l’utopique sont importants dans notre société, qui est tellement dans le réel. J’avais envie que ce pavillon ait une sorte de légèreté alors que l’on nous dit à longueur de journée que tout va mal. Il y a cette euphorie de la rencontre, vouloir vivre à 100% tout le temps. Bien sûr, il y a aussi des extrêmes, la solitude. C’est un peu le reflet de nos sociétés : on veut profiter à fond et, en même temps, il y a une culpabilité. On est excité d’aller voir des biennales, mais on se sent mal de prendre des avions qui contribuent au réchauffement climatique. Ce sont deux choses qui se complètent. Plus qu’un jugement, mon propos consiste à observer ce qui se passe.
Une pieuvre complète l’odyssée. Pourquoi cet animal, déjà présent dans vos œuvres précédentes?
La pieuvre m’intéresse car son cer-veau est dans ses tentacules. Elle pense en touchant, c’est très immédiat. Mon travail est un peu comme ça, dans la texture, les sensations avant l’intellect. J’avais ce désir de l’utiliser comme symbole : on sent les choses, les êtres avant de se comprendre. C’est l’origine du monde, un animal unique, surprenant,loin de nous. Dans The Wanderer [2012], j’avais inventé un auteur qui écrivait avec une seiche car il en sortait de l’encre… Et, bien sûr, il y a des pieuvres dans la lagune de Venise!
Vous avez fait appel à des personnages aux compétences diverses – chant, musique, danse, magie… Le pavillon accueille également des performances.
La plupart des personnes que nous avons rencontrées lors du tournage seront présentes, au moins la première semaine. L’une rafraîchira les visiteurs, Kader le magicien fera léviter une petite table… Rien n’est prévu à heure fixe, vous pourrez ou non les croiser. L’art doit être comme la vie. Je préfère vivre le présent, que les choses se passent un peu par hasard. Je ne dis pas : «OK, c’est le moment, laissez-moi vous divertir!» Mais j’aime l’idée que cette grande famille reste avec l’œuvre, voire la provoque, en disant que cela ne s’est pas passé comme ça… Je veux que cela reste ouvert, avec beaucoup de liberté.
Plus largement, quelle place accordez-vous au message dans vos œuvres et à la part d’imagination des spectateurs?
Le message, c’est que chacun de nous est un tentacule qui va à la rencontre des autres et s’ouvre à la différence. Depuis longtemps, dans mon travail, la question est celle de l’art et de la vie : où finit l’un, où commence l’autre? L’œuvre est-elle uniquement dans le Pavillon français ou aussi dans tout ce qui a eu lieu avant? Ce que dit le film, c’est que l’œuvre a été le voyage. C’est tout ce que nous avons vécu, y compris nos familles, nos amis. Souvent, dans mes expositions, j’essaie d’ouvrir les portes, de laisser entrer l’air de la vie, de casser les frontières entre une réalité quotidienne qui serait ennuyeuse et l’art qui permettrait de s’en échapper. C’est un sujet qui intéresse de nombreux artistes depuis longtemps, dans l’arte povera, par exemple.
Vous êtes la troisième femme à investir le Pavillon français, après Annette Messager en 2005 et Sophie Calle en 2007. Le monde de l’art a récemment pris conscience de la nécessité d’accorder davantage de visibilité aux artistes femmes. Quel regard portez-vous sur cette évolution et sur votre propre rôle dans ce contexte?
#MeToo a réveillé tout le monde, on a dit qu’il fallait absolument une femme cette année, ce qui a déjà éliminé la moitié des bons artistes! J’ai eu cette chance. Si j’étais née il y a cinquante ans, il est évident que je n’aurais pas eu les opportunités qui s’offrent à moi aujourd’hui. Les choses commencent à bouger. Mais, même si dans nos pays la situation est meilleure que dans d’autres, cette émancipation n’en est qu’au début. Il reste d’énormes différences. Les écoles d’art forment de nombreuses femmes, or très peu parviennent à émerger en comparaison des hommes. Nous vendons aussi beaucoup moins bien. La meilleure façon pour moi d’en parler est de proposer des projets forts. C’est une cause que je soutiens, qui fait partie de ma vie, mais je ne veux pas que mon travail se résume à cette seule revendication.
Quels sont vos souvenirs marquants de la Biennale de Venise?
Nous y étions passés par hasard avec mes parents quand j’avais 12 ans. J’avais vu les Giardini, cela m’avait beaucoup impressionnée. J’ai grandi à Lille, où il n’y avait alors pas d’art contemporain. Je voyais un peu d’art moderne au musée de Villeneuve-d’Ascq. Je suis revenue à Venise avec John Latham, dont j’ai été l’assis-tante. La Lisson Gallery organisait une exposition, nous avons installé son œuvre. J’aimais beaucoup sa vision galactique du monde. Il par-lait du ciel, mais lorsque je filme des plans rapprochés, pour moi, c’est aussi la galaxie! Il avait conçu God Is Great, une œuvre où il marchait sur des morceaux de verre. Il était âgé, tout le monde se disait que ce serait la mort à Venise! C’était quelqu’un d’assez excentrique, qui avait beaucoup d’humour.
Votre travail est lui aussi marqué par une forme d’excentricité, d’humour très anglais.
J’adore l’humour en général, je le tiens de ma famille. Mon attirance pour l’Angleterre [elle a reçu le Turner Prize en 2013], où j’habite depuis des années, n’y est pas étrangère. Savoir faire preuve de dérision, de distance par rapport à ce que l’on fait, aux tracas de la vie, rend celle-ci plus douce. Prises moins littéralement, les choses deviennent plus légères. La vie est suffisamment lourde pour ne pas en rajouter! Lorsque le train n’arrive pas, plutôt que de s’énerver tout de suite, il y a ce flegme britannique, assez apaisant. J’ai grandi près de la Belgique, je travaille à Anvers, il y a aussi sans doute chez moi un peu de surréalisme, mêlé au côté français : intellectualiser, vouloir comprendre.
L’autofiction, le langage, notamment les jeux de mots, tiennent une place centrale dans votre travail. Reconnaissez-vous des influences en la matière?
J’ai eu la chance d’arriver à un moment où l’art s’ouvrait beau-coup à la narration. John Smith, l’un de mes professeurs au Central Saint Martins College, un artiste qui a fait des œuvres magnifiques, jouait énormément sur les mots. J’appartiens à une génération qui se définit avant tout comme un mélange de plein d’influences; cette «complification» est passionnante! Des livres ont compté, bien sûr, comme Ulysse de Joyce, ceux de Robbe-Grillet ou de Tolstoï… Mais ce n’est pas tant la littérature que mon expérience personnelle à Londres qui importe. On arrive dans un lieu, on ne comprend pas bien, on mélange tout, cela crée des incompréhensions, des quiproquos, cela stimule l’imagination, suscite des émotions.
Ce projet vénitien s’inscrit dans la continuité d’une réflexion et de thèmes qui habitent vos œuvres depuis quelques années. Film-bilan sur votre parcours, il représente aussi une étape, une ouverture vers la suite de votre carrière. Comment définissez-vous votre travail à cet instant?
C’est une question à laquelle il est difficile de répondre pour un artiste, je préfère laisser faire la critique. Sinon, le mieux est d’interviewer mon chat, qui sait aussi très bien le faire. Je dirais que justement, ce n’est pas définissable. Idéalement, c’est parvenir à décrire, à exprimer ce que je ressens maintenant. Pour cela, nous avons volé jusqu’à Venise en «HLM»! L’œuvre réalisée pour le Pavillon français est marquée par le désir de partir ensemble, de réaliser un lieu d’échange de nos questionnements dans cette humanité qui flotte. Et de montrer ce qui nous lie les uns aux autres, ce à quoi nous essayons de nous raccrocher.