Parmi les centaines, voire milliers, de musées d’artiste (c’est-à-dire consacrés à l’œuvre d’un seul artiste) qui existent dans le monde, le musée Gustav Vigeland d’Oslo se distingue par une combinaison singulière de traits. Tel nombre de ses semblables, il est situé dans l’ancienne maison-atelier de l’artiste et renferme l’essentiel de son œuvre. Mais il ne s’agit pas, comme c’est le cas généralement, d’une maison-atelier acquise par l’artiste et trans-formée en musée après sa mort. On sait qu’Auguste Rodin avait prévu de son vivant que l’hôtel Biron pût devenir un musée qui lui serait consacré, mais ce n’est qu’en 1916 qu’une loi fut votée en ce sens.
Un arrangement peu commun
Dans le cas de Vigeland, l’engage-ment public va plus loin : c’est une construction décidée par la municipalité d’Oslo en 1921, au terme d’un arrangement qui prévoit qu’en échange de l’érection d’un bâtiment où il pourra vivre et travailler jusqu’à sa mort, Vigeland (né en 1869) lui fait par avance don de tout son œuvre à venir et de la part de celui-ci qui est encore en sa possession au moment du vote du conseil municipal. Sa localisation elle-même ne doit rien au hasard, puisque l’édifice se situe à deux pas du parc Frogner, dont le sculpteur transforme concomitamment les 45 hectares en un ensemble de sculptures monumen-tales, le remplissant peu à peu des résultats d’une réflexion soutenue sur les cycles de la vie, de la mort et de l’amour. La crudité des sujets évo-quésfaitcontroversedepuisl’origine (d’autant plus aujourd’hui en raison du rôle qui y est assigné aux femmes et aux enfants, et à l’héroïsation des corps1).
Sans doute peut-on voir dans la convergence de ces traits le signe d’une croyance dans le génie exceptionnel de l’artiste (évidemment masculin) pouvant tout se permettre, y compris l’affront au goût et aux valeurs du public.
Les visiteurs peuvent donc éprouver dans deux lieux voisins à la fois l’expression publique de l’art de Vigeland, en granit, en bronze et en fer forgé, et sa forme en devenir, avec les modèles en plâtre de celle-ci, ainsi que des œuvres qui l’ont précédée. À l’étage du bâtiment, les lieux de vie de l’artiste ont été préservés tels que celui-ci les a laissés à sa mort, en 1943, d’une façon assez commune pour les musées d’artiste, avec notamment le décor et le mobilier qu’il avait lui-même conçus, et jusqu’au désordre de sa table de travail ou de sa bibliothèque – une précieuse ressource pour les chercheurs. De façon plus singulière, Vigeland a travaillé dès le début des années 1930 à ce que la pièce située au sommet de l’édifice, dans une tour, pût devenir son mausolée : il en a conçu l’urne sphérique destinée à recueillir ses cendres et un cycle de bas-reliefs resté inachevé. Ce n’est donc pas au voisinage de son œuvre que sa tombe trouve sa place, comme cela est le cas à Meudon pour Rodin, mais à son apogée, comme un couronnement.
Un symbole d’un autre temps
Sans doute peut-on voir dans la convergence de ces traits le signe – appartenant à une époque révolue – d’une croyance dans le génie exceptionnel de l’artiste (évidement masculin) pouvant tout se permettre, y compris l’affront au goût et aux valeurs du public, alors même que ce sont les subsides de ce public (et non de quelque mécène privé) qui le rendent possible. Sans doute, dans le cas de Vigeland, cela a-t-il été facilité par le fait que la jeune nation norvégienne (qui n’a acquis son indépendance qu’en 1905) se cherchait un symbole concret de ses caractéristiques propres – un artiste national plus encore qu’un art national, avec comme résultat paradoxal que celui-ci n’est guère connu hors de ses frontières, puisque la quasi-totalité de son œuvre est conservée dans son pays natal.
Nos habitudes en matière de commande publique et de sou-tien aux artistes se sont nettement démocratisées et, des réalisations dans le cadre du 1% aux Nouveaux commanditaires (pour en rester à la France), voire jusqu’aux débats récents qui ont entouré le don de Jeff Koons à la Ville de Paris, nous demandons moins aux artistes qui réalisent des œuvres pour l’espace commun de laisser libre cours à leurs ambitions propres que de répondre aux besoins des communautés qui en seront les usagers. Le risque en est la recherche d’un art qui apporte des solutions immédiates aux problèmes de la société plutôt que de remettre celle-ci en question et de s’inscrire dans le temps long, les œuvres plus conflictuelles et prospectives étant réservées à la recherche privée. Ce compromis n’est pas forcément mauvais, car ces pièces peuvent ensuite trouver leur place dans les musées et devenir ainsi des objets publics (quoique dans un espace à part de l’espace commun), mais c’est un paradoxe de nos démocraties.