C’est à une véritable enquête au long cours que s’est livrée Hélène Joubert, la responsable de l’unité patrimoniale des collections Afrique du musée du quai Branly-Jacques Chirac. Célébrée par des reportages photographiques parus dans les magazines les plus prestigieux, la collection d’arts extra-occidentaux de « l’Impératrice de la beauté » (comme la surnommait Jean Cocteau) n’avait bizarrement fait jusqu’ici l’objet d’aucune étude scientifique sérieuse, encore moins de publications. C’est donc tout le mérite de cette exposition et du passionnant catalogue qui l’accompagne que de retracer les conditions dans lesquelles cette redoutable femme d’affaires – qui bâtit une fortune colossale dans l’industrie des cosmétiques et des crèmes de beauté – rassembla, aux côtés des acteurs de la modernité (Miró, Brancusi, Chagall, Modigliani, Picasso…), la quintessence des masques et reliquaires africains et océaniens.
« La principale difficulté résidait dans le fait qu’aucun inventaire exhaustif n’avait été réalisé de son vivant. Au terme de six mois de recherches intensives au cours desquels j’ai épluché les sept catalogues des ventes new-yorkaises de 1965-1966 et consulté les nombreux reportages photographiques réalisés dans les différents appartements qu’Helena Rubinstein habita à Paris, Londres et New York, j’ai pu retrouver l’itinérance de certains objets éparpillés à travers le monde. Sur les 400 pièces d’art primitif que comportait cette collection, l’une des plus importantes des années 1930, nous avons réussi à obtenir le prêt de 66 d’entre elles », se félicite ainsi Hélène Joubert.
Outre la présentation d’œuvres iconiques dont cette figure féminine Bamiléké du Cameroun conservée désormais à la Fondation Dapper à Paris, ou ce masque Dan-Ngere de Côte d’Ivoire qui appartient de nos jours à l’homme d’affaires et mécène Marc Ladreit de Lacharrière, l’exposition offre un témoignage éclatant du collectionnisme des arts extra-occidentaux entre Paris, Londres et New York et brosse, en filigrane, le portrait d’une collectionneuse compulsive et passionnée à qui l’étrange et le non-académique ne faisaient pas peur. Comment, en effet, ne pas être saisi d’admiration devant la trajectoire de cette jeune juive polonaise née en 1872 dans une famille modeste de Cracovie et qui, en l’espace d’un demi-siècle, va créer et commercialiser aux quatre coins du monde le concept même de « salon de beauté », tout en fréquentant le gratin des avant-gardes artistiques et intellectuelles (le peintre Louis Marcoussis, le poète Tristan Tzara…) ? Initiée dès 1908 à la collection d’arts primitifs par le sculpteur Jacob Epstein, fréquentant les Puces de Clignancourt comme les plus grands marchands parisiens (dont Paul Guillaume, Charles Ratton, Pierre Loeb), « Madame » – comme elle aimait se faire appeler – s’entoura tout au long de sa vie d’œuvres d’art comme autant de signes de réussite et de « grigris » protecteurs. On la voit ainsi poser à maintes reprises, telle une sphinge aux yeux fardés, parmi ses masques et ses « fétiches » pour lesquels elle était prête à dépenser des sommes folles…
Si elle évoque, à bien des égards, l’Américaine Peggy Guggenheim, Helena Rubinstein apparaît, cependant, bien plus moderne encore. Intégrant ses dépenses dans une stratégie de carrière et de communication, elle fonde « un nouveau paradigme de collectionneuse : celle de la femme active, autonome financièrement et artistiquement, et donc émancipée de la tutelle patriarcale qui pèse alors encore lourd sur la plupart de ses contemporaines », écrit ainsi Julie Verlaine dans le catalogue. Soit une figure pionnière, dont bien des collectionneuses d’aujourd’hui apparaissent comme les dignes héritières…
« Helena Rubinstein : La collection de Madame », jusqu’au 28 juin 2020, Musée du quai Branly-Jacques Chirac, Galerie Marc Ladreit de Lacharrière.
Catalogue, sous la direction d’Hélène Joubert, Skira/Musée du quai Branly-JacquesChirac, 240 pages, 39 euros.