Fondée en 1796 à Londres, Phillips appartient, tout comme Christie’s (François Pinault) et maintenant Sotheby’s (Patrick Drahi), à une entité privée, en l’occurrence le groupe russe de vente de cosmétiques Mercury. Depuis l’arrivée en 2014 de son nouveau président-directeur général Ed Dolman, ancien patron de Christie’s, qui a su attirer des poids lourds comme Cheyenne Westphal, les ventes ont bondi de 129%, avec un total de 916 millions de dollars en 2018, du jamais vu.
Qu’est-ce qui vous distingue de maisons comme Christie’s ou Sotheby’s ?
Une de nos grandes différences est qu’elles restent des maisons classiques, qui vendent des tapis ou des tableaux anciens, et pas nous. Phillips a connu beaucoup d’évolutions ces vingt dernières années. Auparavant, c’était une maison de ventes classique de mobilier et d’objets d’art. Quand [dans les années 2000] Simon de Pury a installé la maison dans le champ de l’art contemporain, les gens nous ont identifiés comme le lieu excitant où l’on pouvait voir de jeunes artistes et aussi de fabuleuses pièces de design…
Avez-vous modifié les axes stratégiques de Phillips depuis votre arrivée il y a cinq ans ?
J’ai eu de longues discussions avec nos actionnaires pour définir les nouvelles orientations. L’un des éléments qui m’a fait comprendre que Phillips était sérieux fut le déménagement de ses locaux anciens de Victoria dans un bâtiment tout neuf, à Londres, absolument spectaculaire [sur Berkeley Square], probablement le meilleur pour montrer de l’art contemporain parmi les maisons de ventes à Londres. Ca a donné le ton ! Notre stratégie a consisté à se focaliser sur le XXe siècle et le contemporain en utilisant des espaces exceptionnels et en construisant une équipe meilleure que celles de nos principaux concurrents, Christie’s et Sotheby’s, qui forment des marques très établies, ce qui nous oblige à être excellents pour pouvoir rivaliser et offrir à nos clients quelque chose de différent. Cinq ans plus tard, nous avons progressé significativement dans le marché du post-war et du contemporain. Nous suivons aussi de près le modernisme, avec un regard en arrière vers le XXe siècle, ce qui n’était pas le cas avant mon arrivée. Nous avons travaillé pour consolider cela et augmenter notre part de marché en nous intéressant davantage aux chefs-d’œuvre réalisés dans les années 1920 et 1930.
C’est un avantage, alors que le marché de l’art contemporain est parfois plus compliqué ?
Si l’on regarde les chiffres de ces dernières décennies, l’art moderne a toujours été le secteur le plus fort du marché parmi les différentes spécialités. De plus en plus, les gens font le lien entre l’art de la fin du XXe siècle et d’aujourd’hui et celui du début du XXe siècle, comprennent qu’il n’y a pas de vide entre les deux, qu’en termes esthétiques et intellectuels, on peut remonter la piste jusqu’à la naissance du modernisme dans les années 1910.
Quel est votre position sur les garanties, souvent accusées de fausser le marché ?
Les garanties sont parfois vues comme les croquemitaines du marché. Pour ma part, je n’ai jamais été totalement convaincu qu’elles faussaient la perception du marché. Les gens sont sophistiqués maintenant, ils savent faire la part des choses. Parfois une maison de ventes voit juste en évaluant une œuvre, parfois elle se trompe. Chacun le sait. Nos clients demandent des garanties. Sans elles, nous ne pourrions pas décrocher autant d’affaires. Les risques au sujet de l’estimation sont au cœur de nos activités. Dans un monde idéal, il n’y aurait pas de deals financiers ni de garanties, mais la réalité des attentes des clients nous conduit à y recourir.
Vous avez aussi développé le middle market…
Le fait que l’on se concentre sur le moyen marché nous permet de fournir des services de haut niveau. C’est le domaine qui connaît la plus forte croissance, c’est là que notre base de clients grossit le plus. L’un des grands succès de Phillips a été de développer ces dernières années des ventes de jour d’œuvres moins chères, disons entre 500 000 dollars et 10 millions de dollars, ce qui reste large. Au-delà, c’est un autre monde, supérieur en terme de nombre et de profil de collectionneurs. Nous gardons toutefois en tête d’être présents sur le segment des œuvres de grande valeur. En 2018, nous avons vendu avec succès des œuvres de Matisse et de Picasso [La Dormeuse, cédée pour 47millions d’euros]. Rien ne nous empêche de proposer des œuvres à ce niveau quand nous en avons la possibilité.
Vous avez été CEO (chief executive officer) du Qatar Museums Authority après votre départ de la présidence de Christie’s. Que retirez-vous de cette expérience au Moyen-Orient ?
Après avoir passé ma vie à me battre pour vendre des œuvres, cela a été très intéressant de me retrouver de l’autre côté, de travailler avec des musées pour faire des acquisitions dans ce contexte. Cela m’a donné aussi l’œil d’un acheteur, j’ai beaucoup appris sur ce business pendant plusieurs années.
Comment voyez-vous la situation en Chine et à Hong Kong, où vous organisez des ventes depuis 2015, et dont l’économie connaît un ralentissement ?
Nous avons connu trois ans de croissance de nos ventes à Hong Kong. De toute façon, nos clients n’achètent pas sur une seule place. Un artiste comme Eddie Martinez, par exemple, qui marche très bien en ce moment dans nos ventes là-bas, les Chinois ne cesseront pas de l’acheter s’il passe à Londres ou New York et pas à Hong Kong… Le marché est fluide et international. Personne ne doute de l’élargissement à long terme du marché asiatique. C’est un phénomène récent, car au début du XXIe siècle, la Chine continentale n’était pas du tout un acteur sur le marché de l’art. En dix-neuf ans, elle a transformé le marché en montrant un intérêt soutenu pour collectionner l’art, avec un programme massif de construction de musées toujours en cours, sans parler des capitaux investis sur le marché lui-même. Il y aura des hauts et des bas comme il y en a toujours eu sur le marché international, en fonction des niveaux de devises, des lois d’importation et d’exportation ou liées au commerce. À cause de cela, il peut y avoir de brèves perturbations à Hong Kong, mais c’est du court terme. La Chine représentera une énorme part du marché dans l’avenir.
Comment se porte-t-il en 2019 ?
Si vous regardez le marché depuis vingt ans, vous verrez qu’il a grossi de plus de 5%. Il est reparti après l’effondrement qui a suivi l’affaire Lehmann Brothers. 2019 sera une année plus soft que 2018, le marché s’est rétréci. Mais sur le long terme, la croissance va continuer, c’est cyclique. L’appétit pour l’art contemporain va se poursuivre, en particulier dans la jeunesse, regardez les résultats pour Banksy ou Kaws. Le champ de l’art contemporain a vu depuis une dizaine d’années l’arrivée massive de nouveaux clients venus de Russie, d’Inde, de Chine et du Moyen-Orient. De nouvelles générations apparaissent avec des goûts différents, y compris aux États-Unis. Cela change de façon très rapide, l’abstraction est remplacée par un côté plus décoratif, par la couleur… L’art contemporain est plus que jamais accessible. Je suis très optimiste pour la suite.