Suspendu au centre de l’escalier d’honneur de la Monnaie de Paris, un pendentif géant (Sun, Moon, Stars, and Cloud, 2011) ouvre l’exposition. Si d’emblée cette sculpture dit beaucoup du travail de Kiki Smith (née en 1954) – les liens de l’homme avec l’univers, le goût de l’artiste pour la pluridisciplinarité et les arts décoratifs, mais aussi une forme de préciosité qui tend parfois à diluer son propos –, il faut cependant atteindre le sommet de l’escalier et les salons historiques qu’il distribue pour en mesurer toute la diversité. Car l’ambition des commissaires, Camille Morineau, directrice des expositions et collections de l’établissement, et Lucia Pesapane, toutes deux spécialistes de l’histoire des artistes femmes, réside précisément dans le désir de restituer la pluralité du travail d’une plasticienne majeure, active depuis le milieu des années 1970 – fût-ce en un nombre limité d’œuvres, une centaine seulement, dont certaines de formats très réduits. L’aspiration de Morineau et Pesapane est aussi de souligner, dans le contexte de son émergence, celui de la scène artistique conceptuelle, le rôle pionnier de Smith, qui a su placer notre expérience commune du corps au centre de sa réflexion. Le parcours n’est ni chronologique ni à proprement parler thématique, même si des dominantes iconographiques apparaissent dans chaque salle. Il a été conçu par Kiki Smith elle-même autour des couples « chaud/froid », « simple/sophistiqué », « grand/ petit » et « artistique/décoratif », selon cette dialectique des contraires qu’elle apprécie tant. En effet, elle n’a eu de cesse, au cours des quatre dernières décennies, d’explorer des antagonismes tels que spirituel/corporel, enfant/adulte, liquide/ solide, animal/humain ou masculin/ féminin, dans le but avoué de les réconcilier par le biais d’une hybridation généreuse et ouverte.
Le corps de l'exposition
Ce qui frappe dans le vaste salon d’honneur Guillaume Dupré, dominant les quais de la Seine, c’est bien sûr le contraste entre l’ensemble de sculptures en bronze, de très grande taille (Sleeping, Wandering, Slumber, Looking About, Rest Upon, 2009-2019), composé de moutons et de bergères endormies, célébration d’une communion des femmes avec le monde animal, et une série de pièces entomologiques ou physiologiques évoquant là une abeille, ici une langue et un estomac, placées dans les vitrines en bois du XVIIIe siècle à la manière, un peu éculée peut-être, des cabinets de curiosités.
L’enfilade de petits salons qui suit fournit un cadre souvent plus intimiste à l’exploration de certains des thèmes chers à Smith. Ainsi sonde-t-elle l’iconographie médiévale avec un Christ à la longue chevelure de crin et au corps de papier mâché replié sur lui-même (Untitled, 1995), une femme au bûcher, hommage aux nombreuses victimes des procès en sorcellerie (Pyre Woman Kneeling, 2002), ou encore une Vierge aux allures d’écorchée (Virgin Mary, 1992). De même, elle scrute la place du cosmos dans les mythes fondateurs, avec l’imposante série des statues-comètes (Sungrazer, 2019) et un monumental ensemble de tapisseries (Sky, 2012; Underground, 2012; Guide, 2012; Cathedral, 2013; Fortune, 2014; Harbor, 2015). Sans oublier l’anatomie (Meat Head, 1992 ; Untitled (Skins), 1992; Silver Vein Arm, 1992), domaine qui l’obsède et qui la conduira à effectuer, en 1985, un stage de trois mois en médecine d’urgence.
L’aspiration des commissaires est de souligner le rôle pionnier de Kiki Smith, qui a su placer notre expérience commune du corps au centre de sa réflexion.
La salle la plus convaincante de cette première partie du parcours est sans conteste la dernière de l’étage. Elle réunit les figures féminines liées au loup : le Petit Chaperon rouge, personnage cher à Smith depuis l’enfance (Rapture, 2001), et deux très grands dessins sur papier népalais inspirés de la légende de sainte Geneviève, patronne de Paris et dompteuse de l’animal (Sainte Geneviève, 1999; Lying with the Wolf, 2001) – ironie de l’histoire, la châsse contenant ses reliques fut ouverte et pillée de ses pierres précieuses dans les ateliers de la Monnaie en 1793. La féminité y est traitée comme une force harmonieuse de vie, où les êtres vivants coexistent pacifiquement. La sonorisation aux rythmes lancinants, cas unique dans l’exposition, réalisée par la compositrice Margaret De Wys, renforce la puissance hypnotique de ces images.
Au niveau inférieur, la muséographie pâtit malheureusement de l’agencement des salles, qui donne le sentiment de se trouver dans un long couloir aveugle aux détours alambiqués. L’articulation même des pièces sélectionnées par l’artiste et les commissaires perd en intensité. Si les œuvres graphiques offrent des découvertes enthousiasmantes, à l’exemple de l’important portrait intergénérationnel Assembly III (2008-2019), des cyanotypes (Compass, 2017, avec rehauts à la feuille d’or) ou des Blue Prints Series (1999), inspirées de daguerréotypes et de l’illustration pour enfants de l’époque victorienne, le travail du métal réalisé ces dernières années déçoit par une esthétique en perte de radicalité (Harmonies III, 2011; Audience, 2016; Quiver, 2019).
Le féminin et ses possibles
Malgré ces quelques déceptions, l’exposition, occasion rare pour le public français de (re)découvrir Kiki Smith, rend grâce à l’extraordinaire foisonnement technique (cire, bronze, papier mâché, verre, papier, porcelaine, etc.) de son œuvre, subtilement mis au service d’une incursion unique au cœur du féminin et de ses possibles : « L’idée, explique-t-elle dans le catalogue coédité par la Monnaie de Paris et Silvana Editoriale, c’est toi et tes pensées, alors que quand tu produis quelque chose de matériel, tu es en train de négocier avec l’ensemble des propriétés physiques, donc c’est vraiment une collaboration entre toi et le monde, et souvent quelque chose en sort qui ne pourrait pas être seulement sorti de toi – c’est différent de toi, juste toi –, quelque chose arrive, et l’aspect excitant, c’est de voir ce qui se passe [...]. Il n’est pas question d’obtenir ce à quoi tu t’attends, mais de découvrir ce à quoi tu ne t’attends pas. » Louons, pour finir, le didactisme des outils de médiation, qui, sans saturer la scénographie, aide le visiteur à comprendre les enjeux culturels, littéraires, anthropologiques et sociaux du travail de l’artiste.