D’entrée de jeu, Jean-Loup Champion plante le décor dans le texte introductif du catalogue en citant Malaparte : « Naples est une Pompéi qui n’a jamais été ensevelie. Ce n’est pas une ville : c’est un monde, le monde antique préchrétien, demeuré intact, à la surface du monde moderne ». Pour l’historien de la sculpture, naître napolitain est un destin et Gemito incarne l’un des exemples les plus saillants de ce fatum qui remonte à la nuit des temps, car, sans Naples, il est impossible de comprendre la vie et l’art de celui-ci. Impossible surtout de penser l’œuvre de Gemito sans songer à son propre parcours tant ils sont étroitement entremêlés. Bébé déposé dans la « ruota degli esposti » – un tambour cylindrique en bois avec deux entrées permettant de conserver l’anonymat des parents – de la Real Casa Santa dell’Annunziata, Vincenzo Gemito, « celui qui gémit », deviendra l’enfant des rues dont plus tard il fera le protagoniste de son travail. Plus tard pas vraiment, puisque ce précoce entre en apprentissage chez le sculpteur Emanuele Caggiano dès l’âge de 9 ans, puis à l’Académie des beaux-arts trois ans plus tard. Le Joueur de cartes, qui accueille le visiteur du Petit Palais, est présenté à l’exposition de la Promotrice di Belle Arti de Naples en 1870 et acquis par Victor-Emmanuel II pour le palais de Capodimonte – l’artiste n’a que 18 ans. Précoce, Gemito l’est aussi en amour. Quatre ans plus tard, il « enlève » en effet Mathilde Duffaud, la concubine de son voisin l’antiquaire Duhamel, de neuf ans son aînée. Malgré la neurasthénie de son épouse, Gemito vit alors une période de bonheur et d’intense création qui sera de courte durée puisque après leur séjour à Paris où il présente le bronze du Pescatore au salon de la Société des artistes français et à l’Exposition universelle de 1878, la santé de Mathilde se détériore. Ils rentrent à Naples où elle s’éteint en 1881. Premier choc pour Gemito, qui se réfugie à Capri.
Un an plus tard, il se lie avec la plantureuse Anna Cutolo, l’un des modèles de prédilection du peintre Domenico Morelli, qu’il épouse en secondes noces. En 1887, Gemito est interné. Pour le directeur de l’asile psychiatre Leonardo Bianchi, « outre la détérioration des facultés intellectuelles, les maladies mentales peuvent provoquer la détérioration de l’affectivité et de l’imagination. Elle n’est pas apparue chez Mancini qui fut entièrement guéri ; elle s’est en revanche manifestée chez Gemito, qui conserva intactes ses compétences techniques, et les a peut-être même améliorées, mais qui perdit beaucoup en affectivité et en imagination ». Pour le médecin de Mancini et de Gemito, ce dernier, « après quatorze années d’une grave forme de schizophrénie, (il) n’en guérit qu’une partie, ou, pour mieux dire, guérit tout en conservant des caractéristiques schizoïdes ».
Dans l’exposition organisée par Anne Pingeot au musée d’Orsay en 1990, « Le Corps en morceaux », la tête de Mathilde posée sur un coussin (Naples, Museo e Real Bosco di Capodimonte) avait surpris, tant la date de sa création semble déroutante. « Il est vraiment l’un des premiers à travailler le fragment comme une œuvre d’art entière, une œuvre en elle-même », explique Jean-Loup Champion. Outre la tête de Mathilde posée sur un coussin, Gemito réitère avec Anna dont il « coupe » sur un dessin le bas du visage et bien plus tard, guéri de sa folie, avec ce stupéfiant buste de jeune fille (Naples, Castel Sant’Elmo - Museo del Novecento) dont il « coupe » les seins au-dessous des mamelons. Sa vision de la femme malade ou abîmée est tout aussi troublante. Avec une modernité étonnante, il dessine la fragilité du corps frêle de Mathilde nonchalamment installée dans un fauteuil – comment ne pas songer à Vuillard ou Bonnard d’ailleurs ? – ou l’hydropisie d’Anna mourante non pas avec un réalisme froid mais plutôt en transcrivant ses propres angoisses face à ses drames qui le détachent un peu plus de la vie.
De même, lorsqu’il sculpte le ventre et les seins déformés de la nourrice, son empathie pour son modèle est criante. Le regard qu’il pose sur la riche Laura Bertolini, une enfant, est en revanche beaucoup plus dérangeant. C’est peut-être le seul moment où il franchit la frontière de l’indécence. Ce dessin presque grandeur nature, comme son pendant, le Portrait du fils Bertolini, tous deux conservés au Philadelphia Museum of Art, décoraient vraisemblablement le salon du luxueux hôtel de leur père, le Bertolini Palace Hotel. Ici, il est indéniable pour Jean-Loup Champion que « leurs poses ambiguës d’adultes contrastent avec leurs tenues contemporaines d’enfants riches jusqu’à provoquer un certain malaise sur le spectateur. On se croirait encore une fois transporté dans le monde enchanté et pervers de Balthus et de son frère, tout en sachant qu’il s’agissait sans doute d’une commande coûteuse ».
Que Gemito ait été tout à la fois le chaînon manquant entre le XIXe siècle et le siècle de Giorgio De Chirico ou Balthus, il n’en demeure pas moins qu’il est un artiste du présent, celui d’une Naples trop mal connue. Peu avant sa disparition, il affirmait : « mes œuvres viennent du vivant exactement comme elles existent ».
« Vincenzo Gemito (1852-1929). Le sculpteur de l’âme napolitaine », jusqu’au 26 janvier, Petit Palais Musée des beaux-arts de la Ville de Paris, Avenue Winston-Churchill, 75008 Paris.