Comment avez-vous choisi les œuvres présentées au Louvre à l’occasion des 100 ans de Pierre Soulages (né le 24 décembre 1919) ?
Cette sélection a été faite avec Pierre Encrevé, décédé en février dernier et, comme chacun sait, expert de l’œuvre de Soulages et auteur du catalogue raisonné. De même que pour la rétrospective au Centre Pompidou en 2009, nous avons travaillé ensemble. Pierre Soulages, qui est venu au Louvre pour la première fois en 1938, a bien sûr également contribué au choix des tableaux, comme à l’accrochage. Le public du Louvre n’étant pas a priori spécialiste de l’art moderne et contemporain, il nous a semblé pertinent de créer un parcours synthétique, resserré, de son œuvre, au fil de chaque décennie, de ses débuts en 1946 jusqu’à plusieurs grands formats de 2019. L’objectif est de donner une vision assez juste de l’évolution de sa peinture. Les tableaux ont été prêtés par différentes institutions : le musée Soulages à Rodez, sa ville natale, le Centre Pompidou ou encore le MoMA [Museum of Modern Art, à New York]. Plus de cent musées dans le monde entier possèdent des œuvres de Soulages dans leur collection…
Pourquoi les exposer dans le salon Carré, où se trouvent les Primitifs italiens ? Une toile de Soulages y a déjà été présentée en 2009.
Lorsque le Louvre a accueilli, avec beaucoup d’enthousiasme, cette proposition d’exposition pour le centenaire de Soulages, cette salle s’est imposée comme celle qui conviendrait le mieux. C’est un espace très symbolique, qui était celui du Salon à l’époque des académies. Il avait aussi la préférence de Soulages. S’y trouvent des peintures qu’il apprécie particulièrement, comme le Cimabue sur lequel il s’est exprimé, dont la surface dorée qui renvoie la lumière met le spectateur face à la peinture, à l’instar de ses tableaux « outrenoir ». Il est toujours très intéressant de voir la manière dont un peintre relie son propre travail à des œuvres anciennes. Mais c’est avant tout une exposition-hommage à Soulages, au milieu de chefs-d’œuvre de multiples époques.
Quel regard portez-vous sur l’évolution de sa peinture ?
J’y vois une cohérence assez remarquable, une continuité dans les grands acquis qui constituent les fondements de sa peinture. Dès 1948, Soulages écrit un texte dans le catalogue d’une exposition en Allemagne sur l’abstraction française, dans lequel il parle de la peinture comme d’un objet matériel, se détachant de toute réflexion sur l’expression que le peintre pourrait traduire à la surface de la toile. Au fond, la première œuvre de Soulages est déjà un Soulages. Je veux dire qu’il est dans le non-figuratif dès le début, en plein dans son travail. Puis il y aura des phases : ses premières peintures au brou de noix, très innovantes pour l’époque et qui ont encore une formidable présence; ses tableaux d’assez grand format, où il racle le noir pour faire apparaître la couleur; puis les grandes nappes colorées. Chez Soulages, le noir est omniprésent dès ses débuts, mais il n’est jamais exclusif. Enfin,en 1979, l’« outrenoir ». Tout cela se poursuit pendant soixante-dix ans, avec à la fois une continuité et une diversité. C’est un exemple assez unique. Des artistes ont eu des styles, sont parfois revenus en arrière. Chez Soulages, il y a une ligne directrice tout à fait claire et des variations très significatives. C’est ce que nous essayons de résumer dans cette salle, à travers une vingtaine d’œuvres.
En quoi son œuvre est-elle singulière ?
Dès ses premières expositions, Soulages est identifié comme un artiste à part. Cela a des conséquences positives, très tôt, sur la diffusion de son travail. On a du mal aujourd’hui à se rendre compte à quel point son œuvre était différente, et a été repérée comme telle. Il y a la fameuse phrase de Francis Picabia, qui lui dit qu’avec ce qu’il fait, il va avoir beaucoup d’ennuis. Soulages n’est pas comme les autres peintres de sa génération, qui sont dans une tradition post-cubiste, géométrique, dans le postimpressionnisme ou l’expressionnisme… C’est un peintre du geste, mais d’un geste contrôlé, ralenti, pas d’une gestualité, comme c’est le cas des grands artistes de l’expressionnisme abstrait, notamment américains. Il prend une voie autonome, avec une restriction colorée, et il parviendra à la conserver d’un bout à l’autre. L’« outrenoir », ce travail avec la surface de la toile pour jouer avec les reflets de la lumière, n’est pas assimilable à ce qu’ont pu faire d’autres artistes avec une couleur unique. Ce n’est pas non plus conceptuel, c’est la démarche d’un peintre qui fait de la peinture. C’est une peinture émotionnelle. Soulages parle d’« espace mental : ni image, ni langage ». Il invente un style qui lui est propre dès le départ et le poursuit.
L’invention de l’« outrenoir », en 1979, marque cependant un point de rupture…
Plus qu’une rupture, c’est un renouvellement. Soulages devient alors le peintre du noir et de la lumière. Avant, il jouait des contrastes, entre le sombre et le clair, le noir et la couleur. J’ai eu la chance d’organiser en 1979, au Centre Pompidou, une exposition Soulages, au moment où il commence à faire ce qu’il n’appelle pas encore l’« outrenoir ». J’avais montré la toile intitulée 14 avril 1979, qui se trouve dans l’exposition au Louvre, la première où le pigment noir recouvre la totalité de la surface et où seule la façon d’appliquer la matière entraîne une réflexion de la lumière, avec de multiples variantes. Ayant été le premier à exposer ces œuvres, je peux témoigner que c’était quelque chose de fascinant, une vraie expérience visuelle, dans un rapport à l’espace et à la lumière, comme avec les vitraux de [l’abbatiale Sainte-Foy de] Conques [1994]. L’« outrenoir » remonte à quarante ans, soit une durée plus longue que la période antérieure, celle des peintures des années 1950, qui connaissent beaucoup de succès sur le marché de l’art [lire ci-contre] et auxquelles on identifie souvent Soulages. Pendant ces quatre décennies, il n’a cessé d’expérimenter, toujours selon un protocole assez réduit, en multipliant les formats, les polyptyques.
Pierre Soulages est l’une des dernières légendes vivantes de l’abstraction : il a connu Yves Klein enfant, rencontré Mark Rothko à New York… Comment s’inscrit-il dans l’histoire de l’art du XXe siècle ? Quel est son apport ?
L’histoire de l’abstraction, avec la coupure de la Seconde Guerre mondiale, est marquée, après guerre, par le renouvellement et une orientation à la fois vers l’expressionnisme et le minimalisme, la réduction des formes. Soulages en est l’une des figures essentielles, au même titre que Rothko, dans cette façon de tenir le geste, de penser la peinture dans son potentiel monumental avec cette rigueur, ce refus de se laisser aller à des dérives, à des chemins de traverse. Il me semble que l’on n’a pas encore évalué la portée de l’« outrenoir ». Ce qui fait l’importance de Soulages, c’est l’ampleur, la complétude de son œuvre, très rare chez un peintre, due aussi au fait qu’il a vécu très longtemps. L’œuvre de Jackson Pollock est beaucoup plus limitée dans le temps. On rêverait de savoir ce que ce dernier aurait fait s’il n’était pas mort prématurément. L’œuvre de Soulages s’étend sur huit décennies et ne cesse de confirmer les positions prises dès le départ, ce qui la rend unique.
« Soulages au Louvre », 11 décembre 2019-9 mars 2020, musée du Louvre, département des Peintures, rue de Rivoli, 75001 Paris.