En 2015, la Tate Modern a organisé la première exposition londonienne d’envergure sur Barbara Hepworth depuis près de cinquante ans, soit quatre décennies après la disparition de la sculptrice – sa précédente rétrospective, en 1996, ayant quant à elle été présentée à Liverpool.
Ce que la sculpture abstraite doit à Barbara Hepworth
Au musée Rodin, aujourd’hui, il s’agit tout bonnement de la première exposition monographique dédiée à son œuvre en France. C’est pourquoi, sans doute, celle-ci commence par une section qui retrace les différentes facettes de sa présence dans ce pays : les voyages qu’y a effectués l’artiste dès 1919 – précisément l’année de l’ouverture du musée Rodin – et dans l’entre-deux-guerres; les relations qu’elle entretenait alors avec le milieu artistique parisien (Georges Braque, Constantin Brancusi, Hans Arp, Piet Mondrian, Alexander Calder, Jean Hélion, plus tard Michel Seuphor), à travers, entre autres, sa participation aux activités du groupe Abstraction-Création; les œuvres qu’elle a montrées dans le cadre des Expositions internationales de sculpture contemporaine organisées dans ce même musée à partir de 1956 – lesquelles rappellent combien la sculpture en général pâtit de son isolement et d’un certain défi-cit de considération.
« Je fais partie du paysage, un paysage marin dont les origines remontent à des centaines de milliers d’années. J’ai une sorte de relation sculpturale avec lui. »
Barbara Hepworth n’en fait pas moins l’objet de débats houleux et les frais de critiques féroces : ainsi peut-on lire, dans les Dépêches parisiennes, les assauts de Paul Lebar contre les « amas de masse informes, de débris agressifs, de morceaux de métal laminé, des fils de fer étirés, enroulés, des tubes traités au chalumeau ou à la lampe à souder » qu’il découvre avec horreur dans l’Exposition de 1961. Si cette description à charge peut être adressée à l’esthétique qui a dominé l’après-guerre en Europe, on a bien du mal à la faire coïncider avec l’œuvre de Hepworth, même si son Torso I (Ulysses) de 1958 met en scène, tant dans son traitement de la matière que dans la fragmentation du corps, un certain rapport à la sculpture de Rodin. C’est d’ailleurs cette pièce en bronze qui accueille le visiteur du musée Rodin – hommage à l’hôte oblige. Avec sa patine sombre et sa surface exhibant toutes sortes de traces, elle étonne, conduisant à regarder l’un des trois éléments qui composent Conoid, Sphere and Hollow III de 1937, placée un peu plus loin, non plus seulement comme un volume simple (conoïde), mais aussi, pourquoi pas, comme la lointaine réminiscence d’un torse. C’est bien davantage dans une telle œuvre que l’on reconnaît ce qui a fait l’apport de Hepworth à la sculpture moderne : les formes simples, ici dans leur incarnation la plus géométrique, obtenues par taille directe et rendues plus abstraites encore par la blancheur du marbre, le poli parfait, les jeux qu’instaurent avec la lumière les surfaces (plane, concave ou convexe); et, surtout, l’élaboration d’une sculpture en plusieurs parties, avec une plate-forme qui en est le socle autant que le terrain commun, accueillant des éléments à la fois autonomes et liés, en l’occurrence, par le dialogue entre la sphère et les creux circulaire ou ovale qu’elle pourrait avoir formés, à moins qu’elle n’en soit issue. Un propos de la sculptrice datant de 1952 résume sa conception : « La lumière met pleinement en évidence nos perceptions tactiles à travers l’expérience de nos yeux, et la vitalité des formes se révèle par le jeu entre l’espace et le volume. »
Diversité des matières, constance des formes
Parce que la sculpture abstraite, plus encore que la peinture, ne va pas de soi, le cœur de l’exposition reconstitue le lieu d’émergence d’une telle expression plastique, qu’il s’agisse de l’atelier lui-même, évoqué à travers un ensemble d’outils, ou d’un environnement intellectuel matérialisé par quelques livres provenant de la bibliothèque de l’artiste : des historiens d’art (Herbert Read, Adrian Stokes) y voisinent avec des philosophes (Henri Focillon) et des scientifiques (Lancelot Law Whyte), Stonehenge y côtoie les têtes de l’île de Pâques, l’art des Cyclades, le zen, ainsi que les merveilles naturelles. Leur lien ? Une même recherche de formes simples et vivantes, originelles et universelles, unissant la matière et l’esprit, naturelles tant dans leur autonomie que dans les processus qui leur donnent naissance. En 1970, la sculptrice déclarait ainsi : « Quand j’accomplis un geste [If I take a cut] […] il a sa propre logique, comme la mer qui vient recouvrir le sable. »
Un ensemble de photographies montre, en un bref répertoire de gestes, l’omniprésence des mains et du contact avec la sculpture, de la réalisation à la présentation, tandis qu’un film réalisé en 1952 par Dudley Shaw Ashton (Figures in a Landscape), accompagné d’un texte de l’archéologue et auteure Jacquetta Hawkes, met en scène les liens entre la sculpture de Hepworth et les Cornouailles, en particulier le site de St Ives où elle avait son atelier, aujourd’hui transformé en musée. La côte escarpée et venteuse, la mer plus ou moins tumultueuse, les rochers percés, les vestiges archéologiques y construisent, dans un temps à la fois cyclique et long, une sorte de compagnonnage entre l’homme et la nature, faisant écho à ces mots de l’artiste : « Je fais partie du paysage, un paysage marin dont les origines remontent à des centaines de milliers d’années. J’ai une sorte de relation sculpturale avec lui. »
Après cette immersion, qui est comme une préparation, on découvre dans la dernière salle du parcours la majeure partie des œuvres exposées. Dès l’entrée, on les embrasse presque toutes du regard, l’impression d’un groupe étant toutefois empêchée par les conditions matérielles de présentation : certaines sculptures sont protégées par des vitrines, d’autres non. La diversité des matériaux apparaît immédiatement : les différentes pierres et essences de bois, les jeux de patine et, parfois, l’usage de la peinture. Cette diversité met d’autant mieux en évidence la parenté des formes et les constantes qui se dégagent dans la variété de leurs mises en œuvre : le vide et le plein, les symétries et les inversions, les espacements et les rythmes, un élémentarisme qui n’exclut en rien la sensualité, la poésie, l’émotion même. Ces formes ont ceci de particulier qu’au lieu de singulariser, elles relient : l’inerte et le vif, l’humain et la nature, le géométrique et l’organique, le microscopique et le cosmique, les échelles de temps enfin. Et si les parties qui composent ces sculptures tiennent ensemble tout en conservant leur liberté, c’est qu’en elles, en dernière analyse, est mis en partage du commun.
« Barbara Hepworth », 5 novembre 2019 - 22 mars 2020, musée Rodin, 77,rue de Varenne, 75007 Paris.