C’est à une immersion totale dans l’œuvre de William Kentridge que nous invite le LaM, au point de rendre ses salles presque méconnaissables. Celles-ci ont été complètement transformées par Sabine Theunissen, sa scénographe attitrée, qui en a encore accentué le parcours labyrinthique – à la mesure de l’œuvre du créateur sud-africain.
Dès l’entrée, le visiteur est plongé dans l’univers de Kentridge, celui de Sophiatown, son premier spectacle (1989) qui dénonce, en les mettant en scène, l’évacuation forcée et la démolition de ce quartier noir de Johannesburg, témoignant d’emblée de sa démarche de défi face à l’apartheid en Afrique du Sud, son pays natal. Un ensemble d’une vingtaine d’immenses gouaches sur papier kraft – exposé pour la première fois dans son intégralité en Europe – monte du sol au plafond, un rappel que Kentridge reste d’abord un dessinateur hors pair, principalement dans la maîtrise du noir et blanc. On s’en convaincra à nouveau un peu plus loin, avec sa vaste fresque murale réalisée à main levée, la veille du vernissage.
Mais Kentridge se révèle tout autant graveur, sculpteur (d’étonnantes têtes faites de collages sur bois ou sur carton), acteur de ses propres films puisqu’il est aussi cinéaste et bien sûr metteur en scène. Aucune de ces pratiques n’est privilégiée, toutes se complètent, y compris l’usage de la tapisserie, ce qui confère à cette exposition hors normes une exceptionnelle densité, au diapason d’une démarche généreuse dans son engagement comme dans ses thématiques.
KENTRIDGE APPARTIENT À CE CERCLE D’UNE POIGNÉE DE CRÉATEURS MAÎTRISANT PLUSIEURS MOYENS D’EXPRESSION
Kentridge appartient en effet à ce cercle d’une poignée de créateurs, tels Robert Wilson ou Jan Fabre, maîtrisant plusieurs moyens d’expression, allant de la mise en scène théâtrale ou pour l’opéra au vaste champ de la création plastique où dessins, sculptures, performances et installations vidéo forment de larges constellations faisant fi des frontières entre les disciplines. Ce n’est pas un hasard si on peut découvrir leurs œuvres tout à la fois dans des lieux de spectacle, des musées ou des galeries d’art. Une polyvalence qui permet à ce virtuose de l’image en mouvement et de sa mise en scène d’aborder de façon critique d’autres sujets aussi douloureux que l’apartheid, en s’adressant à tous les publics, tout autant captivés par le déroulement des images que par la bande sonore qui le soutient. Si son point de vue critique porte sur les conflits politiques en général, ceux qui concernent la décolonisation ou les déplacements de population n’ont cessé de le hanter. Les deux sont d’ailleurs souvent associés dans ses « processions » filmiques dont l’exposition présente par ailleurs des story-boards détaillés, où son sens du dessin fait merveille. Ainsi la maquette-spectacle La Tête et la Charge. Kaboom, commandée pour la commémoration du centenaire de la Première Guerre mondiale (Londres, Tate Modern, 2018), évoque les milliers de soldats africains embrigadés de force par les puissances coloniales et morts sur les champs de bataille européens. Cet opéra visuel et sonore raconte leur histoire en faisant étroitement dialoguer chants africains et opéras occidentaux dans une gigantesque production dramatique.
Avec plus de deux heures de projections cumulées sur divers supports, cette exposition constitue une expérience étonnante, un labyrinthe kaléidoscopique dont on ne peut sortir indifférent. Si régulièrement le rôle de l’artiste dans la société pose question, avec ses réalisations hors du commun, William Kentridge apporte une réponse aussi percutante que convaincante.