Comment vivez-vous personnellement ce confinement ?
Comme une nécessité, la seule manière de protéger le personnel, le public, et le meilleur espoir de rouvrir le musée d’art moderne au plus vite. Pour aussi radical qu’il soit, le confinement n’est pas l’isolement. Grâce aux e-mails, aux SMS et au téléphone qui redevient une manière de se parler que l’on avait un peu négligé, nous sommes en contact constant avec les équipes du musée, celles de Paris Musées et la Ville de Paris, mais il n’y a bien sûr plus de réunions. Nous commençons à mettre en place des télé- et des vidéoconférences, ce qui n’était pas une habitude. Et puis le confinement est aussi l’occasion de s’interroger plus calmement sur les missions du musée, dont la singularité est d’offrir aux visiteurs un espace unique d’expérience de l’œuvre d’art. Le confinement invite à lire ou relire des auteurs dont les livres apportent un certain recul. Je viens de reprendre la lecture du petit livre de Norbert Elias sur Le déclin de l’art de cour. Il est certain que nous vivons le déclin de quelque chose et qu’il est devenu impératif de le comprendre. Il y a dans son écriture, sa pensée, un tour de force de la synthèse et de la mise en perspective.
Comment votre institution s’est-elle organisée ?
Les expositions « You, œuvres de la collection Lafayette Anticipations » et « Hans Hartung » étaient fermées au public depuis le 1er mars. Le 14 mars dernier, au moment de la fermeture du musée, les démontages de ces expositions étaient terminés. Nous nous apprêtions à commencer le montage des expositions du printemps. Les équipes de sécurité et de surveillance sont depuis les seules à être présentes physiquement au musée tout en veillant au respect des règles sanitaires. En alternance avec Laurie Szulc, la secrétaire générale du musée, nous nous rendons régulièrement au musée pour faire un point et effectuer une visite de contrôle des collections. Les autres équipes sont toutes très mobilisées à travers le travail à distance. Nous continuons à préparer ces expositions en envisageant simplement qu’elles soient plus courtes. Nous espérons encore que nous y arriverons, malgré les obstacles financiers et la forte probabilité que certains prêts d’œuvres en provenance des États-Unis puissent se retrouver bloqués plus longtemps que les prêts européens.
Sur quels projets travaillez-vous pendant cette période ?
Nous travaillons activement sur les prochaines sessions d’expositions. Sur celles qui devaient ouvrir le 24 avril : la rétrospective « Victor Brauner, Je suis le rêve, je suis l’inspiration », l’exposition « Sarah Moon, Passé-Présent » et la rétrospective « Hubert Duprat ». Dans les salles des collections, nous devions montrer un hommage à Robert Delpire, en écho à l’exposition de Sarah Moon et une installation autour d’une importante acquisition récente de l’artiste américain Daniel Turner (né en 1983). Toujours dans les espaces des collections permanentes, une exposition d’artistes africaines, « The Power of My Hands », devait ouvrir en juin avec la Saison Africaine, mais nous savons déjà qu’elle sera repoussée sans doute à la fin de l’année en raison de la situation dramatique qui se profile sur le continent africain. Dans ces mêmes espaces, nous voulions aussi rendre un hommage à Pierre Gaudibert, le fondateur de l’ARC en 1967, coréalisé avec l’INHA [Institut national d’histoire de l’art]. Il aura lieu à la fin de l’année au moment de l’organisation d’un colloque. L'occasion de montrer ses archives et sa collection, acquise il y a quelques années. Pour le moment, nous espérons fermement que les expositions de l’automne auront lieu dans les délais prévus : la double rétrospective « Anni et Josef Albers » ainsi que l’exposition « Les Flammes » avec son regard sur la céramique à partir de l’art d’aujourd’hui. Concernant nos collections, nous travaillons enfin sur la valorisation d’une des œuvres majeures du musée, la Fée Électricité de Raoul Dufy, qui devrait être restaurée en 2020 et pour laquelle nous allons développer un nouvel outil numérique. En préparant ces différents projets, nous évaluons les impacts de la situation actuelle sur le calendrier de la programmation des événements du musée et essayons de trouver les meilleures solutions dans l’intérêt des projets, des artistes et du public. La mission du musée est de montrer et de faire découvrir des œuvres et des artistes. Nous travaillons toute l’année sur des projets qui s’enchaînent, se complètent et viennent apporter un regard à la fois inattendu et en profondeur sur une situation internationale toujours en mouvement. Le musée a toujours essayé de tenir compte des transformations, à la fois historiques et géographiques et, elles y sont souvent liées, les transformations de la nature même de l’art. Avec cette pandémie et les réactions planétaires, il est certain que nous vivons une transformation majeure qui mettra sans doute du temps à être comprise.
Quels dispositifs avez-vous ou allez-vous mettre en place pour rester en contact avec le public ?
Nous avons développé une ligne éditoriale spécifique sur nos réseaux sociaux valorisant nos collections en ligne et revenant sur nos expositions passées. Il peut s’agir de projets à destination des familles ou de contenus sur une œuvre de nos collections. Enfin, le public peut télécharger gratuitement notre application autour des collections, qui propose plusieurs parcours de visites pour les adultes ou les familles. Avec Paris Musées, nous travaillons actuellement à de nouvelles solutions de développement numérique.
Quelques mots plus personnels sur le sens de cette crise ?
Comme toutes les grandes crises, cette crise est totalement inattendue. Chaque jour, avec son lot de mesures et d’informations nouvelles, avec son extension à travers le monde, ne diminue pas la stupeur qu’elle produit. Nous sommes nés à une époque où l’on se persuadait facilement que les progrès de la médecine et de l’hygiène avaient résolu les risques de pandémie. Nous ne pensions pas non plus que nous pouvions nous retrouver dans un monde soudainement privé de musées. Car ce n’est pas tant la culture qui manque. Chacun depuis chez soi a aujourd’hui accès à un catalogue presque infini de livres, de films, de podcasts, de documents. Ce qui manque brutalement, fait inouï, est qu’il ne soit plus possible d’aller dans un musée pour voir une exposition, ou plus simplement une œuvre, une expérience qui n’existe pas et n’existera jamais sur Internet, où même la plus haute définition ne fera que transmettre de l’image, de l’information, jamais l’œuvre elle-même. L’art n’est qu’accessoirement un document, de l’information. Rien ne remplacera jamais l’expérience visuelle, sensuelle et intellectuelle qu’est la fréquentation directe des grandes œuvres que permettent les musées. Alors que pour la première fois, la première fois depuis la guerre, les musées sont fermés, il est temps de réaliser que cette fréquentation est un bien irremplaçable. En feuilletant, ces jours-ci, l’indispensable Sens unique, de Walter Benjamin (1928), j’ai retrouvé cette définition de l’œuvre d’art qui résonne comme un écho quelque peu ironique aux mesures de confinement actuelles : « Les œuvres d’art sont éloignées les unes des autres à cause de leur perfection ».