Latifa Echakhch a conçu cette exposition comme une « rétro-perspective » : des pièces anciennes d’un format relativement petit côtoient des œuvres récentes de grande envergure, spécialement réalisées pour le lieu. Dans tous ses dispositifs scéniques, installations spatiales ou peintures murales, elle livre à l’appréciation du visiteur une certaine forme de mémoire. À lui de forger sa propre traversée de ce paysage mental. L’agencement au sol des œuvres gommant l’idée même de rétrospective, l’exposition apparaît comme une étape charnière dans le parcours de Latifa Echakhch. Six rideaux de scène, suspendus dans l’espace, scandent la grande halle. Ils sont en partie recroquevillés, leur tringle pliée, tandis que le bas de la toile repose sur le sol. Ce double dispositif suscite une vision fragmentée de l’image, ainsi que de l’environnement proche. S’il est question de mémoire et de décor dans cet espace, l’autre salle convoque la notion de ruine, entre romantisme et désenchantement. Trois peintures murales majeures de l’artiste – À chaque stencil une révolution (2007), Cross Fade (2016), Crowd Fade (2017) – sont rassemblées pour la première fois. Leurs images décapées s’effondrent en partie au sol, exprimant manifestement la fin d’une époque, dans l’attente d’une hypothétique reconstruction. Latifa Echakhch répond à nos questions.
l’ensemble peut paraître assez fantomatique, ce sont des traces d’actions: des événements se sont déroulés, mais on ne sait pas lesquels exactement. cela ouvre notre imaginaire et défie notre perception.
Comment un artiste amené à exposer dans un si vaste bâtiment se positionne-t-il ?
Dorothée Duvivier (la commissaire) et moi souhaitions proposer un large ensemble d’œuvres anciennes, sorte de passage en revue d’un angle particulier de mon travail des quinze dernières années. Je me suis dit d’emblée que mes petites sculptures d’objets issus du quotidien ne pouvaient pas être présentées dans ce bâtiment industriel. Je ne voulais pas non plus montrer des œuvres murales, comme les papiers carbones, car elles se seraient perdues sur les murs si grands du BPS22, et cela risquait d’être monotone. J’ai cependant décidé de prendre le risque d’en exposer, en fractionnant l’espace sans le dénaturer, afin d’établir un nouvel équilibre entre différentes échelles. Je suis donc partie d’images de voyages effectués ces derniers mois, de banales vues urbaines : un coucher de soleil pris d’un balcon à Lausanne, des montagnes, des champs d’éoliennes, Bruxelles au petit matin. C’est un peu comme des photos Instagram, mais géantes. Il y a aussi une vue d’un des hauts-fourneaux (déclassés) de Charleroi, que je mets en lien avec l’installation de petites tours de Babel réalisées à Tel-Aviv. Les tours ont été construites en fragilisant leur base et finissent donc par s’écrouler – c’est le principe du jeu Jenga. La fragilisation des fondations correspond pour moi à la fin de l’ère industrielle, très visible à Charleroi. Même si un véritable effort de réflexion sur la transition et l’avenir a été fait depuis.
Comment ont été réalisées les toiles qui séquencent la grande halle du BPS22 ?
Ces paysages ont été peints à partir d’une photo numérique très agrandie, sans artifices ni trop de détails, juste ce qu’il faut pour remplir leur fonction et que l’on y croit. Ils sont visibles de loin. Il s’agit de vrais rideaux de théâtre, avec un système technique de suspension fait pour une salle de spectacle. Ce sont des gens du métier avec lesquels j’ai déjà travaillé pour d’autres expositions qui les ont peints. Ils utilisent une technique propre à la scénographie, et je leur fais totalement confiance.
S’il fallait définir ce que vous montrez ici, parleriez-vous plutôt d’un paysage ou d’un décor ?
Il y a un peu des deux. Il y a du paysage, puisque j’ai choisi de présenter les bancs réalisés pour mon exposition au Fridericianum, à Cassel, en 2009, auxquels j’ai redonné un contexte. C’est un peu comme si on faisait une pause dans un parc. Mais on se trouve aussi entre des scènes de théâtre, des scènes oniriques, des souvenirs. Il y a plusieurs degrés de réalité et d’altération, et des associations de couleurs. L’ensemble peut paraître assez fantomatique, ce sont des traces d’actions : des événements se sont déroulés, mais on ne sait pas lesquels exactement. Cela ouvre notre imaginaire et défie notre perception. J’ai trouvé intéressant d’organiser une déambulation entre des pièces magistrales et d’autres à échelle plus humaine.
Dans cette partie de l’exposition, vous n’utilisez pas les murs.
Exactement, je voulais que les pièces soient au cœur de l’espace et non sur des murs-cadres. Que l’on se concentre sur la déambulation plutôt que sur le fond de la scène.
Vous en revenez à la notion de décor…
On peut imaginer en effet que plein d’acteurs ou de danseurs vont arriver. Je suis passionnée de danse et de performance contemporaines mais, jusqu’à présent, je n’ai pas trouvé la nécessité de faire quelque chose de performatif. Pour le moment, je m’intéresse surtout à l’évocation du performatif, à la puissance de cette évocation. Nul besoin d’entendre de la musique quand on a un instrument devant soi. C’est une forme de minimalisme du geste, de ce qui se donne à voir. Je sais aussi qu’il y a beaucoup d’éléments baroques dans mon travail, mais j’essaye toujours de m’arrêter avant qu’il n’y en ait trop.
À la prochaine Biennale de Venise, en 2022, vous représenterez la Suisse.
Un concours a été organisé en Suisse pour la Biennale, on m’a demandé d’y participer, avec cinq autres artistes. Nous avions un mois et demi pour réaliser le dossier du projet. J’ai choisi de travailler avec Francesco Stocchi, conservateur au Museum Boijmans Van Beuningen, à Rotterdam, car c’est quelqu’un d’assez extraordinaire, qui me challenge beaucoup. Je voulais proposer quelque chose de différent. Je n’ai pas sollicité un scénographe ou un architecte, mais un musicien : Alexandre Babel, un percussionniste, que je connais bien également. Tous deux m’ont suivie dans mon envie. J’aimerais que l’on sorte de l’exposition avec la même impression que lorsque l’on sort d’un concert, en ayant en tête une temporalité à reconstituer après. Il me semble que cela est un peu plus marqué après un concert. Les rapports à la mémoire, à la rythmique, à la sensation sont essentiels pour moi. J’ai ainsi poussé plus loin ce que j’avais à maintes reprises évoqué jusque-là. Ce projet perturbe l’historien d’art et le percussionniste, qui n’aura aucun son à produire ! Mais je n’en dirai pas plus aujourd’hui… Au sein de notre trio, chacun se défie, prend des risques, change d’angle d’attaque. C’est magnifique de travailler ainsi en équipe.
le BPS22 est un musée extraordinaire, très sincèrement ancré dans une ville qui est en pleine évolution.
Une exposition pour un pavillon national à Venise ne s’envisage pas comme n’importe quelle exposition. Cela s’apparente à une exposition universelle, qui représente un état des lieux de l’art à un moment donné. C’est une sorte de bilan. Je me devais de faire un tel projet. Tout s’est développé très vite depuis la demande initiale, mais je veux réaliser cette exposition de la meilleure façon que je puisse.
Et à Charleroi, quelle croyance en l’art portez-vous ?
Le BPS22 est un musée extraordinaire, très sincèrement ancré dans une ville qui est en pleine évolution. La question est de définir la façon dont on rebondit après une histoire pareille [la pandémie de Covid-19], comment faire quand une époque est révolue et qu’il ne faut pas en rester là. C’est la temporalité telle que je l’ai conçue dans l’exposition : passé/ présent, avant/après. Quelles sont les ouvertures de l’après, ici.
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« Latifa Echakhch. The Sun and The Set », jusqu’au 16 août 2020, BPS22 – musée d’art de la Province de Hainaut, 22, boulevard Solvay, 6000 Charleroi, Belgique,