L’une des fonctions des livres, qui en fait des objets si émouvants, si aimables, si précieux, est de sauver de l’oubli leurs personnages, dont la voix continue de résonner bien après que les auteurs eux-mêmes se sont tus. Ainsi en est-il pour Le Livre de pierre, que Lucienne Peiry, spécialiste de l’art brut, fait paraître aux éditions Allia. En évoquant Fernando Nannetti (1927-1994), en reproduisant ses œuvres alors qu’elles ont en grande partie disparu, elle contribue en effet à sortir des limbes la destinée solitaire de cet homme, électricien schizophrène. C’est heureux. À la fin des années 1950, interné à l’hôpital psychiatrique de Volterra, en Toscane, Nannetti grave les murs de la promenade des malades avec pour seul outil le modeste ardillon de son gilet. Il y inscrit, neuf années durant et sur 70 mètres de long, une prose cosmogonique et pacifiste, ponctuée de figures schématiques. Nannetti utilise une graphie très stylisée, manière pour lui de brouiller la lecture, effet renforcé par l’écriture en boustrophédon (une ligne de gauche à droite, une ligne de droite à gauche). Grâce à un infirmier frais émoulu d’une école d’art et qui a su gagner la confiance de l’artiste, ce texte a toutefois pu être déchiffré et restitué.
Des Photographies pour seule mémoire
L'analyse de Peiry, redondante sur l'état mental de Nannetti et les conditions de création, aurait gagné à être plus précise quant aux gravures – quelques citations ne suffisent pas à traduire la richesse annoncée de leur contenu – et à leur organisation spatiale, ainsi qu'au contexte de leur redécouverte. Si le rapprochement avec la poésie futuriste et la qualification d'avant-gardiste du mélange texte/dessin (effectif depuis le XIXe siècle chez William Blake ou Victor Hugo par exemple) convainquent un peu, ils témoignent efficacement des contradictions si inhérentes à la notion d'art brut et à son histoire : la reconnaissance par le milieu culturel (à l'initiative de Jean Dubuffet suivi ensuite de nombreux artistes, conservateurs et galeristes) d'expressions marginales ignorantes leur propre devenir artistique. Au cours des années 1970, l’hôpital psychiatrique de Volterra est laissé à l’abandon. Les gravures, aujourd’hui presque toutes détruites par les assauts du temps, sont alors photographiées par le documentariste Pier Nello Mannoni. Nannetti est quant à lui transféré dans une autre institution où, désormais, il dessinera au stylo-bille sur papier. Certaines de ces photographies et une vingtaine de ces dessins, inédits, ornent l’ouvrage, sauvant, par leur beauté même, Nannetti de l’oubli, lui qui, en trente-huit années d’internement, ne reçut jamais la moindre visite.