En novembre 2018 prenait fin l’« Odyssée de Robert Morris » (Barbara Rose) : près de soixante années d’une «investigation», selon ses propres termes, qui l’aura placé au commencement de l’art minimal, de l’art conceptuel, du land art, de l’art processuel, de la performance, bref de tout ce que les décennies 1960 et 1970 ont produit de plus radical et de plus déterminant pour les générations d’artistes à venir. Et ce, avec des œuvres souvent aussi dépouillées dans leurs formes que profuses, voire vertigineuses, dans leurs enjeux, résonances et significations, des œuvres qui comptent comme autant de jalons dans l’histoire de l’art du XXe siècle.
La « problématique corps/esprit »
Dans la mémoire, ces œuvres se sont pour beaucoup fixées à travers des photographies, associées à des lieux restés célèbres : la Judson Memorial Church à New York pour les danses-performances avec Lucinda Childs et Yvonne Rainer; la Green Gallery pour ses premières expositions personnelles; la galerie et l’entrepôt de Leo Castelli pour certaines de ses propositions les plus audacieuses, comme Continuous Project Altered Daily (1969); la campagne du Flevoland aux Pays-Bas pour Observatory (1971). Évidemment, ces vues d’exposition ou d’œuvres in situ recèlent des informations nombreuses sur les formes et les matériaux employés, sur la mise en œuvre de l’espace, l’organisation tantôt rigoureuse, tantôt désordonnée des éléments, leurs registres d’évocation oscillant entre l’architecture, le mobilier, l’objet et le déchet.
Pourtant, une question y reste toujours en suspens : qu’éprouverait le corps à évoluer dans un espace si physique et abstrait à la fois ? que lui feraient ces volumes apparemment si neutres ? et que leur ferait-il en retour ? Par le manque, c’est toute l’importance de la perception, du corps percevant, qui se donne alors à voir, ainsi que la « problématique corps/esprit » analysée par Rosalind Krauss dans les œuvres de Morris, en particulier ses L-Beams (1965), dont elle écrivait en 1973 dans Artforum : « Peu importe, en effet, que nous comprenions parfaitement que les trois L sont identiques; il est impossible de les percevoir – le premier dressé, le second couché sur le côté et le troisième reposant sur ses deux extrémités – comme étant réellement pareils. »
Des œuvres souvent aussi dépouillées dans leurs formes que profuses, voire vertigineuses, dans leurs enjeux, résonances et significations, qui comptent comme autant de jalons dans l’histoire de l’art du XXe siècle.
C’est pour qu’une telle expérience puisse être faite que ces volumes en contreplaqué ont été reconstruits au gré de leurs présentations, comme ce fut également le cas des praticables imaginés pour une exposition à la Tate Gallery, à Londres, en 1971, et fabriqués de nouveau en 2009 pour Bodyspacemotionthings, installation présentée à la Tate Modern cette fois. De même, certaines œuvres, objets de « grand format », du début des années 1960 ont-elles été produites au début des années 2010 en différentes essences de bois (noisetier, érable, chêne, acajou…) afin d’en éprouver, dans cette occurrence plus pérenne et dans ce registre plus précieux, le rapport à la série, mais aussi au temps et au souvenir.
Se tenir « dans la ligne »
Tout critique et théoricien qu’il ait été, Robert Morris a toujours placé les propositions plastiques au principe de sa réflexion. On s’en convainc aisément à la lecture d’« Aligned with Nazca », texte publié en 1975 dans Artforum et consacré aux fameux géoglyphes du Pérou. S’étant rendu sur place, l’artiste choisit d’aller contre les recommandations et le point de vue habituellement privilégié. Il arpente les tracés de plain-pied, et non depuis les airs, à la recherche de la position permettant d’en prendre la mesure, et comprend qu’il lui faut pour cela se tenir « dans la ligne » et regarder vers l’horizon, s’aligner donc. À partir de quoi déploie-t-il tout un pan de ses réflexions sur l’art minimal et l’espace, sur l’incidence de l’observateur aussi. Ce choix de l’expérience directe contre la vue aérienne est loin d’être étranger aux situations d’exposition qu’il propose : là encore, il s’agit d’éprouver.
L’occasion en est donnée cet été à Saint-Étienne, où le musée d’Art moderne et contemporain présente, après le Mudam Luxembourg, sept de ses œuvres des années 1960 et 1970. Avec Jeffrey Weiss, auteur de Robert Morris : Object Sculptures 1960-1965 (Yale University Press/ Castelli Gallery, 2014) et interlocuteur fréquent de l’artiste, Alexandre Quoi, responsable de la programmation scientifique, revisite ainsi l’histoire de ce musée où, en 1974, dans un autre bâtiment, a été organisée l’une des rares expositions muséales de l’artiste en France, accueillie, d’après les souvenirs de Bernard Ceysson qui l’avait préparée, « avec indifférence et une certaine réprobation ». Poutres en L, plaque de feutre entaillée, ensemble d’objets « grand format », morceaux de métal et de feutre jonchant le sol, cubes en miroir, film sont autant de mises en œuvre de l’espace et du corps du spectateur, sans oublier la matière qu’ils fournissent à la réflexion.
« Derrière le miroir »
De tous ces niveaux, Hal Foster rend parfaitement compte avec une sorte de fable racontée en introduction de Le Retour du réel (La Lettre volée, 2006), recueil de textes publiés en 1996. Le décor en est fourni par une œuvre de Morris dont la description évoque les Portland Mirrors de 1977. L’auteur et un ami artiste conceptuel en discutent la « signification minimaliste » et la réception critique, tandis que la fille de ce dernier s’en fait un terrain de jeu et les surprend en passant « soudain » « derrière le miroir » : « Dans cette mise en abyme de poutres tel un palais des glaces, l’enfant s’éloignait de plus en plus de nous et, à mesure qu’elle disparaissait dans l’espace, elle semblait aussi s’enfoncer dans le passé. Puis, tout d’un coup, elle surgit juste derrière nous : elle avait tout bonnement sautillé le long des poutres autour de la salle.» «Nos théories étaient dépassées par sa pratique», reconnaît l’historien d’art. Il nourrit de cet épisode ses réflexions sur la situation actuelle de l’avant-garde, sur cette « figure paradoxale » qu’elle dessine « dans le temps » et qu’il décrit ainsi : « Car même lorsque l’avant-garde s’éloigne dans le passé, elle revient aussi du futur, repositionnée dans le présent par des œuvres novatrices. »
Que le corps puisse aller plus vite que l’esprit, qu’il l’invite, aussi joyeusement qu’impérieusement, à le suivre et que l’esprit ne puisse aller sans le corps, qui lui fournit nombre de ses fulgurances : voilà ce qui peut se jouer avec les œuvres de Robert Morris, sur lesquelles on pourra fonder les plus beaux échafaudages théoriques à condition que l’on en passe par l’expérience, sans idée préconçue; à condition donc non seulement qu’elles soient exposées, mais surtout que l’on s’expose à les rencontrer.
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« Robert Morris. The Perceiving Body/Le corps perceptif », 1er juillet - 1er novembre 2020, musée d’Art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole, rue Fernand-Léger, 42270 Saint-Priest-en-Jarez.