Les Journées européennes du patrimoine, qui se sont tenues le week-end des 19-20 septembre, ont attiré, dans les villes et les lieux où elles n’avaient pas été annulées pour cause de pandémie, un public nombreux. Signe sans doute que le patrimoine, au moins lorsqu’il est présenté dans un cadre événementiel, continue à exercer une attraction importante.
Un choix de société
C’est ainsi que l’on a pu continûment voir, rue de Sèvres, dans le 7e arrondissement de Paris, une longue file de personnes masquées attendant de pouvoir visiter l’ancien hôpital Laennec, où était notamment présenté dans la chapelle un tableau monumental de Paul Rebeyrolle, issu de la Pinault Collection. Je ne sais si cet artiste généralement négligé par l’histoire de l’art, à tort ou à raison, constituait à lui seul le but de la visite, mais il est heureux que l’occasion ait ici été saisie de lui donner une certaine visibilité. Je n’ai pu m’empêcher de noter que la file s’étirait jusqu’aux grands magasins situés une centaine de mètres plus loin, mais que, devant ceux-ci, on n’observait aucune queue. Cela aurait pu signifier que la culture tenait enfin sa victoire sur le commerce, sauf que la raison en est beaucoup plus prosaïque : dans ces grands magasins, la foule était en effet plus nombreuse encore et, s’il n’y avait pas d’attente pour y pénétrer, c’est tout simplement que les commerces, y compris ceux de vêtements, de bijoux ou de parfums, ne se voient imposer aucun comptage y limitant drastiquement l’affluence – contrairement aux lieux culturels.
Nous assistons plutôt à un élargissement tel de la notion de patrimoine que celle-ci se délite presque entièrement en tout et n’importe quoi.
La responsabilité des autorités publiques est évidemment de faire en sorte que la pandémie soit jugulée le plus rapidement possible, que son extension soit contenue afin que le système de santé ne se retrouve pas saturé et nos concitoyens mis gravement en danger. Mais le choix d’imposer des normes sanitaires plus sévères aux « activités culturelles » (j’emploie cette expression faute de mieux, bien qu’elle soit inadaptée) qu’aux activités commerciales dites « de première nécessité » relève d’évidence d’un choix de société. Il signale à quel point la culture est devenue subsidiaire, tout au plus un supplément d’âme – comme le sport (également soumis à des jauges drastiques) serait un supplément physique.
Il n’est pas indifférent du reste que la culture ait pu, dans cette situation, être présentée, à l’occasion de nombreux discours, dans le même élan que le sport et le tourisme. Si la France hérite d’une longue tradition qui en faisait un domaine d’exception, c’est à partir de la conviction que la culture ne saurait se réduire à une activité, aussi bénéfique soit-elle, mais qu’elle relèverait plutôt d’un principe permettant à la fois à chaque individu de renforcer sa liberté et sa souveraineté en les portant toujours plus haut, à la communauté de se constituer sur des valeurs exigeantes mais partagées, à l’humanité de devenir responsable de son passé et d’inventer l’avenir.
Un objet « voué à la consommation immédiate »
Dans une conférence prononcée à l’occasion des Journées du patrimoine, l’historien d’art Éric Michaud a rappelé que le patrimoine artistique a été, au moins depuis le XVIIIe siècle, le lieu d’une transmission, « de la vie même de la nation – dans sa plus remarquable et sa plus précieuse expression », quoique non sans dérives nationalistes, eugénistes et racistes, « par l’institution du musée, de l’école, de l’université ». Il s’agissait pour les nations de « célébrer simultanément dans le patrimoine la mémoire de [leur] art et celle de [leur] peuple ».
Je voudrais pour ma part penser que l’ouverture des frontières, la fin des guerres entre pays à certaines (importantes) exceptions près devraient conduire à un progressif détachement de la notion de patrimoine à l’égard des visées nationalistes, combinant désormais attachement local aux lieux et aux objets qui l’incarnent à proximité de chacun et dépassement de la restriction à un seul pays. Ce devrait notamment être le cas en France, qui est solidement inscrite dans un ensemble européen et prétend continuer à porter un discours universel. Nous assistons plutôt, faisait remarquer Michaud, à un élargissement tel de la notion de patrimoine que celle-ci se délite presque entièrement en tout et n’importe quoi, tandis que « le patrimoine a délaissé le terrain de l’histoire pour celui du spectacle, où son objet est voué à la consommation immédiate », où il « est affaire d’événement bien plus que de mémoire » et encore moins d’histoire.
Dès lors que le patrimoine ne se distingue plus du spectaculaire et de la consommation, combinés dans l’événementiel, dès lors que, pour reprendre les mots de David Lowenthal (auteur en 1997 du très important essai The Heritage Crusade and the Spoils of History), il « n’est plus l’histoire : il est ce que les gens font de leur histoire pour se sentir bien », il ne peut qu’apparaître secondaire en temps de crise sanitaire – puisqu’il fait moins immédiatement et explicitement « du bien » qu’un bon repas ou un joli costume.