Vilipendée dans les années 1960 par les artistes de l’École de Casablanca, la peinture dite « naïve » était alors accusée de tous les maux. D’une figuration relativement simple, elle constituait une négation d’une tradition visuelle exclusivement aniconique *(1). D’inspiration populaire et réalisée par des artistes autodidactes, elle se situait aux antipodes des avant-gardes dont se réclamaient des artistes tels que Farid Belkahia ou Mohamed Melehi. Situation coloniale oblige, la plupart des peintres concernés frayaient avec les professeurs ou les artistes français installés alors au Maroc. Mohamed Ben Allal était ainsi familier du peintre Jacques Azéma, et Ahmed Louardiri, considéré par certains comme le Douanier Rousseau marocain, fréquentait l’atelier de peinture de Jacqueline Brodskis, situé à Rabat. D’autres artistes, comme Fatima Hassan El Farouj, Chaïbia Talal ou Radia Bent Lhoucine, ont appris à peindre dans l’atelier de leur mari ou de leur fils.
La présence de motifs végétaux ou animaliers, associée à une symbolique forte, notamment autour des chiffres 5 ou 7, en référence aux cinq doigts de la main ou aux sept saints de la ville de Marrakech, rattache la peinture naïve à une forme de réalisme magique
Pour condescendante que soit l’appellation « art naïf », elle reste incontournable pour décrire la peinture marocaine des années1950 à 1970, et son prolongement actuel. Le philosophe de l’art Moulim El Aroussi, co-commissaire avec Jean-Hubert Martin de l’exposition « Le Maroc contemporain » à l’Institut du monde arabe, à Paris, en 2014, fait remonter cette appellation à la naissance de l’Académie en France au XVIIe siècle, visant à opposer les artistes académiques et ceux qui n’avaient pas étudié. Aux yeux du peintre Fouad Bellamine, les termes « art naïf » ne sont nullement usurpés, puisqu’ils rappellent une évidence : la méconnaissance de l’anatomie et de la perspective a favorisé chez ces peintres « une expression spontanée », à la lisière de l’art brut. Mais, précise-t-il, « contrairement à l’artiste brut qui s’en moque, le naïf cherche avant tout le détail ». En témoignent les compositions saturées et aux couleurs franches représentant le plus souvent des scènes de la vie quotidienne : bain maure, souk, rue, école coranique, mosquée ou fête religieuse.
Une imagerie ancrée dans la tradition
Pour spontanée que soit cette imagerie visuelle, elle s’ancre, selon Fouad Bellamine, dans une double tradition : celle de la peinture sur bois, à laquelle de nombreux artistes se sont exercés, et celle des miniatures fixées sur verre, héritée elle-même de la tradition des enluminures, très prégnante dans la culture arabo-andalouse.
Mais la présence de motifs végétaux ou animaliers, associée à une symbolique forte, notamment autour des chiffres 5 ou 7, en référence aux cinq doigts de la main ou aux sept saints de la ville de Marrakech, rattache aussi la peinture naïve à une forme de réalisme magique dont sont porteurs les contes et les légendes. « C’est une peinture populaire qui, à défaut d’être académique, explique Hicham Daoudi, le fondateur d’Art Holding Morocco, a gardé une trace d’un patrimoine oral marocain. » Moulim El Aroussi insiste de son côté sur le caractère narratif de cette peinture, qu’il considère en rapport « avec l’émergence de la notion même d’individu qui vit dans une société patriarcale et féodale »; à l’image peut-être de ce qu’a pu représenter en son temps la peinture flamande ?
Si l’appellation art naïf demeure problématique, sans doute est-ce en raison de singularités créatrices et d’un marché local aux contours parfois mal définis. Difficile, par exemple, de réduire à la figuration naïve une artiste telle que Chaïbia Talal, qui revendiquait une filiation avec les membres du groupe CoBrA ou les tenants de l’art brut. « C’était une femme habitée », se souvient Hicham Daoudi; « une personnalité très forte, ajoute Moulim El Aroussi, qui a pris son destin en main et l’a transformé en art ».
Qualifiée excessivement d’École d’Essaouira, une même énergie créatrice s’est emparée, depuis les années 1990 et l’ouverture par le galeriste Frédéric Damgaard d’un espace d’art leur étant consacré, de plusieurs artistes autodidactes de la région, dont l’univers féerique et spontané semble perpétuer les codes de l’art brut et de la peinture naïve, dans un souci parfois commercial. S’ils ne suscitent pas toujours l’intérêt d’un marché local qui leur reproche à demi-mot un trop fort ancrage populaire, ces artistes qui ont pour noms Regragui Bouslai, Saïd Ouarzaz, Houssein Miloudi ou Mohamed Tabal poursuivent malgré tout leur bout de chemin. Sans doute font-ils aussi perdurer une relation magique à la création propre aux peintres marocains, que résumait en son temps Mohamed Hamri, dans un entretien accordé au journal Al Maghrib: « Le tableau est un talisman pour l’artiste. Celui qui croit acheter un tableau se trompe. C’est le tableau qui daigne aller avec lui. »
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*(1) Relatif à l’absence de représentation de dieu(x), voire de toute figure humaine ou animale.