Zehra Doğan, l’artiste et journaliste kurde en exil qui a passé trois ans dans les prisons turques, vient de remporter le premier prix Carol Rama à Turin, où son travail doit être présenté le mois prochain. Le jury de directeurs de musées internationaux a voté à l’unanimité pour cette artiste, dont le travail, selon eux, fait écho à la démarche artistique de Carol Rama, en particulier dans son appropriation stratégique des objets trouvés.
Pendant sa détention, Zehra Doğan a créé des pigments à partir de son sang menstruel, d’herbes et d’épices broyées, de marc de café et de chou frisé pour peindre sur du papier journal, du carton et des morceaux de vêtements. Au total, elle a réalisé plus de 300 œuvres, qu’elle a fait sortir clandestinement de sa cellule en les faisant passer pour du linge sale. Plus tôt ce mois-ci, ces pièces ont été secrètement envoyées à Istanbul pour sa première exposition personnelle en Turquie, intitulée « Not Approved ». « Lorsque j’ai été incarcérée, ils m’ont interdit de faire des œuvres, mais j’ai trouvé un moyen de créer, en travaillant clandestinement, a confié l’artiste à The Art Newspaper. Mon exposition en Turquie a été réalisée de façon similaire. J’ai envoyé mes œuvres clandestinement. Elles y ont été exposées. Et elles sont ensuite revenues tout aussi clandestinement. C’est une stratégie de guérilla. »
ELLE A RÉALISÉ PLUS DE 300 ŒUVRES, SORTIES CLANDESTINEMENT DE SA CELLULE
Le travail de Zehra Doğan doit prochainement être exposé par la Prometeo Gallery (Milan/Lucques) dans le cadre de la foire Artissima, qui se déroule cette année dans trois musées de Turin : la Galleria Civica d’Arte Moderna e Contemporanea, le Palais Madame et le Museo d’Arte Orientale. L’exposition répartie entre ces trois sites, intitulée « Frenetic Standstill », devait ouvrir ses portes le 5 novembre, mais elle a été reportée au début de décembre en raison de nouveaux confinements en Italie. La Fondazione Sardi per l’Arte, basée à Turin et partenaire d’Artissima, parraine le prix Carol Rama. L’année dernière, cette fondation a acquis le contenu de la maison de Rama et soutient désormais le catalogue raisonné de l’artiste, qui doit être publié en 2021.
Déjà vendue pour une somme non divulguée (les prix de ses pièces varient habituellement entre 4 000 et 18 000 euros), l’œuvre de Zehra Doğan Kurdistan2 (2020) montre une figure féminine nue contorsionnée, des cordes attachées autour des pieds, peinte sur une carte du Kurdistan. « Cela ressemble aux peintures sur journaux que j’ai faites en prison, explique l’artiste. Elle partage un point commun avec les œuvres que j’ai créées pour archiver certaines choses et événements, pour réinscrire, pour recomposer des réalités niées et dissimulées. Dans une guerre, il y a toujours la volonté d’anéantir toute documentation, trace et mémoire des lieux occupés. En supprimant nos archives historiques, ils tentent de nous plonger dans l’amnésie, l’oubli, la non-existence. En peignant et en dessinant sur des documents, j’essaye de les rendre pérennes. »
« EN PEIGNANT ET EN DESSINANT SUR DES DOCUMENTS,J’ESSAYE DE LES RENDRE PÉRENNES »
En mars 2017, Zehra Doğan a été condamnée à deux ans et dix mois de prison pour propagande terroriste et incitation à la haine après avoir publié sur Twitter une peinture des ruines fumantes de la ville kurde de Nusaybin après sa destruction par les forces de sécurité turques. L’artiste, qui a également cofondé Jin News Agency (JİNHA), la première agence de presse kurde entièrement féminine, figurait parmi les milliers de personnes interpellées et détenues en Turquie depuis la tentative de coup d’État de 2016 contre le gouvernement du président Recep Tayyip Erdoğan.
«JE SURVIS GRÂCE À MON TRAVAIL ARTISTIQUE »
« Je survis grâce à mon travail artistique », témoigne l’artiste de 31 ans, ajoutant : « C’est la seule façon que je connaisse de rester debout. Mais je dois avouer que créer ne m’apaise aucunement. Au contraire, je me sens moins bien. Plus le temps passe, plus je me retrouve à me disputer avec mon propre travail. C’est mon compagnon de route le plus important, aussi mes plus grands combats sont contre lui. Nous, les Kurdes, nous nous disputons le plus avec les gens que nous aimons. »
Elle reste convaincue qu’elle retournera en Turquie. « Un jour, la fin de ce cycle arrivera inévitablement », dit-elle. Zehra Doğan estime cependant qu’elle n’est « pas encore assez mature pour être comparée à une artiste telle que Carol Rama ». « Honnêtement, je pense qu’être Carol Rama n’a pas dû être aussi simple, dit-elle. Elle a consacré sa vie à l’art, ne renonçant jamais à ses principes et prenant le risque de ne jamais être comprise dans un monde de l’art monopolisé par les hommes, ce qui n’était certainement pas son problème. Ce chemin n’est pas facile à emprunter, on le voit dans le monde de l’art, même aujourd’hui. Si le jury a estimé que je méritais un tel prix, je pense qu’il a compris que je voulais suivre cette voie. »
Selon Pinuccia Sardi, qui a créé la Fondazione Sardi per l’Arte, ce nouveau prix « ne se veut pas un pacte avec le féminisme, mais un moyen de soutenir les femmes artistes qui, comme Zehra, poursuivent un idéal de créativité non conventionnelle, de liberté artistique et personnelle, hors des catégories et des étiquettes ». Outre l’attribution de 2 000 euros accompagnant le prix, Zehra Doğan bénéficiera en 2021 d’une exposition en collaboration avec la fondation et les archives Carol Rama.