Elle est camerounaise, vit entre Le Cap (Afrique du Sud) et Dakar (Sénégal), mais a grandi à Zurich. En juin 2020, Koyo Kouoh a reçu l’un des quatre Grands Prix suisses d’art décernés par l’Office fédéral de la culture. Rencontre.
Vous êtes née au Cameroun en 1967. À l’âge de 13 ans, votre famille émigre en Suisse. Plus tard, à Zurich, vous effectuez des études dans le domaine bancaire. Comment passe-t-on de la banque à l’art ?
De nombreux Africains de ma génération se sont orientés vers la « Sainte Trinité » des études : le droit, la médecine, l’économie. Pour autant, l’art et la culture ont toujours fait partie de ma vie. On ne peut pas grandir en Afrique sans être exposé à plusieurs formes de créativité. La danse, la musique, l’art vestimentaire, l’art culinaire et celui de la narration font partie intégrante de l’éducation. À Zurich, j’habitais entre le Kunsthaus et le Schauspielhaus. Mon entourage social était peuplé d’architectes, de designers, d’acteurs, d’artistes, de musiciens et d’écrivains, la littérature ayant été mon premier domaine de prédilection. Plus tard, j’ai bifurqué vers les arts visuels. Ils se sont imposés naturellement lorsque j’ai commencé à m’impliquer auprès des créateurs africains. L’art est un domaine de proposition et de débat dans lequel j’estime que nous avons énormément de choses à dire.
Vous avez reçu l’un des Grand Prix Meret Oppenheim que l’Office fédéral de la culture décerne chaque année à des acteurs de la vie artistique suisse. Le fait que cette récompense porte le nom d’une femme, comme vous libre et très engagée, ajoute-t-il une signification particulière ?
Meret Oppenheim est une figure importante de l’histoire de l’art. Elle a tenu des engagements féministes exemplaires à une époque où un mouvement comme le surréalisme était extrêmement machiste. Je me suis sentie très honorée de le recevoir cette année, bien que très surprise aussi, car ma vie professionnelle ne s’est pas vraiment développée en Suisse, mais au Sénégal. Certes, j’ai animé et conceptualisé le programme du Salon suisse pendant la Biennale de Venise de 2017, mais c’était la première fois que l’état-major culturel helvétique faisait appel à moi. Je ne pensais pas du tout que l’Office fédéral de la culture pouvait m’accorder une reconnaissance de cette envergure.
Pourquoi n’avoir jamais organisé d’exposition en Suisse ?
Les occasions ne se sont pas présentées. La Suisse est un petit pays incroyable qui concentre beaucoup de richesses et une histoire importante, tout en ayant réussi à préserver sa diversité et son autonomie. Il s’est fait tout seul, ce qui le rend aussi très suffisant, tant dans les domaines de la culture et de l’économie que de la science. D’où sa tendance à ne pas développer de débat artistique réellement international. Probablement se contente-t-on d’Art Basel, qui fait venir le monde de l’art à Bâle chaque année (sauf en 2020). Mon champ d’activité, fondé sur des considérations panafricaines et afrodiasporiques, n’a pas rencontré d’intérêt en Suisse, à la différence de l’Allemagne, où j’ai beaucoup travaillé et où je travaille encore. Toutefois, même si mes factures et mon lit se trouvent à Dakar et au Cap, j’entretiens des liens très forts avec la Suisse. C’est le pays où mes parents vivent, d’où est originaire mon compagnon. J’y retourne très souvent. C’est une matrie pour moi.
Il y a vingt-cinq ans, vous avez décidé de retourner vivre en Afrique. Était-il pour vous essentiel d’être sur place pour défendre l’art africain ?
Absolument. Je crois énormément au savoir de proximité, à l’importance d’un ancrage local. Je suis persuadée que je n’aurais jamais pu m’engager comme je l’ai fait en restant en Europe.
En2008, vous avez créé à Dakar RAW Material Company, un centre qui milite pour la défense de la culture et de la pensée africaines. Pourquoi avoir choisi le Sénégal plutôt que le Cameroun, où vous êtes née ?
Le Sénégal, c’est le pays de Léopold Sédar Senghor. J’ai été nourrie de sa philosophie, de cette négritude senghorienne et de l’idée selon laquelle les arts et la culture jouent des rôles fondamentaux dans la construction d’une société. J’ai choisi de vivre au Sénégal précisément parce que l’environnement et le contexte étaient propices au travail que je voulais entreprendre. Je ne suis pas arrivée à Dakar pour créer quelque chose qui n’existait pas. Je n’ai fait que renforcer certaines positions, en ajoutant une autre dimension à la pluralité des voix qui s’exprimaient déjà ici.
« J’ai été nourrie de la négritude senghorienne et de l’idée selon laquelle les arts et la culture jouent des rôles fondamentaux dans la construction d’une société. »
On ramène souvent la découverte de l’art contemporain africain en Europe à l’exposition « Magiciens de la terre », organisée au Centre Pompidou, à Paris, en 1989. Ne trouvez-vous pas cela réducteur ?
Considérer « Magiciens » comme le moment zéro de l’art contemporain africain en Europe est scandaleux, alors que la France a avec l’Afrique une histoire longue de quatre cents ans, et que près de 80% des trésors culturels africains y sont conservés depuis très longtemps. C’est aussi la preuve que, pendant tout ce temps, le racisme institutionnel a bien fonctionné. Cela signifie qu’avant « Magiciens », personne ne nous prenait au sérieux, que nous n’intéressions pas le monde de l’art européen, qui ne nous considérait pas à sa hauteur. Ce point de vue ne traduit rien d’autre que le sentiment d’une suprématie blanche ancrée dans les institutions culturelles européennes. Les choses commencent à bouger un peu, et il est intéressant de les voir courir pour se rattraper.
Aujourd’hui néanmoins, l’art contemporain africain est plus visible et mieux représenté.
Oui, heureusement. Dans les années 1980, 95 % des artistes contemporains d’Afrique exposés en Europe l’étaient par des musées ethnologiques. Plusieurs générations ont été nécessaires pour que l’on cesse de nous ancrer dans des considérations anthropologiques. Okwui Enwezor, Simon Njami, tous ces gens qui m’ont appris le métier ont réalisé un travail considérable pour nous positionner et nous faire respecter dans l’espace de l’art contemporain.
En tant que femme noire engagée, quel regard portez-vous sur la situation actuelle, notamment sur les manifestations des mouvements Black Lives Matter et #MeToo ?
Ces mouvements confirment le fait que le racisme et la misogynie sont les vraies pandémies qui nous contaminent depuis un demi-millénaire. J’ai le plus grand respect pour l’expérience afro-américaine aux États-Unis : réussir à faire un parcours, continuer à s’affirmer dans un espace violent, hostile et déshumanisant, cela force l’admiration. Black Lives Matter nous rappelle que ce n’est pas parce que Barack Obama a été président que les problèmes de racisme, d’antisémitisme et de sexisme sont réglés. C’est un combat que je porte chaque jour, comme le fait toute personne noire et consciente, qu’elle soit africaine ou issue de la diaspora.
Depuis un an, vous êtes aussi la directrice exécutive et la commissaire en chef du Zeitz MOCAA (Museum of Contemporary Art Africa), le plus grand musée d’art contemporain d’Afrique. Il se trouve au Cap, en Afrique du Sud. Le climat y est-il très différent de ce qu’il est à Dakar ?
C’est le jour et la nuit. Le Cap est une ville africaine particulière : sa réalité sociale et historique est très contestée, et les manifestations contemporaines sont naturellement issues du contexte racial douloureux que ce pays a connu. Les choses sont encore très sensibles, mais c’est normal. Ici, je me sens investie d’une mission. J’ai accepté ce défi parce qu’il me permet enfin de gérer un haut lieu qui s’occupe de notre production artistique et intellectuelle contemporaine. Le Zeitz MOCAA est en effet en Afrique du Sud, mais il est avant tout un musée panafricain et afrodiasporique. Notre volonté est de contribuer à l’écriture des nouveaux chapitres de notre histoire de l’art. Dans dix ans, nous pourrons voir s’il en ressort une identité perceptible.