Vous avez été confronté à une controverse lorsque vous avez été nommé directeur du parc archéologique de Paestum parce que vous étiez un «étranger», comme certains de vos collègues directeurs de musées nationaux italiens. Comment avez-vous vécu cette situation ?
J’ai toujours été accueilli de manière extraordinaire et je ne me suis jamais senti étranger. En 2012, j’ai déménagé avec ma famille à Matera, où je suis resté deux ans pour mes recherches sur la colonisation grecque de la côte ionienne à Heraclea, l’actuelle Policoro, qui ont abouti au livre Colonization and Subalternity in Classical Greece [publié par Cambrige University Press en 2017]. Puis, les choses ont évolué, je suis allé travailler à Pompéi pour le « Grand Projet Pompéi », puis à Paestum. J’ai vécu les critiques de manière assez détachée. Elles ne m’ont pas vraiment touché dans mon travail quotidien car mes collègues et la communauté locale m’ont accueilli avec une grande cordialité. En bref, mon statut de « non-Italien » n’a jamais été un problème.
L’ARCHÉOLOGIE N’EST PAS SEULEMENT L’ÉTUDE DE BEAUX OBJETS OU MONUMENTS, MAIS AUSSI DE TRACES TRÈS ÉPHÉMÈRES
En repensant aux recherches archéologiques que vous avez menées au fil des ans, qu’est-ce qui vous motive ?
L’archéologie classique m’a toujours fasciné, celle de la Méditerranée antique avec les Grecs, les Romains et les Étrusques. J’ai essayé d’approfondir ce sujet à la fois dans ma thèse de doctorat sur le sanctuaire de Gabii, près de Rome, et dans mes recherches sur la colonisation grecque de la « Magna Græcia » [les côtes méridionales de la péninsule italienne]. Pour moi, l’archéologie ne relève pas tant de l’histoire de l’art et de l’architecture antiques que d’une vision globale. Il s’agit de la relation entre la société et ses expressions architecturales, urbaines, religieuses et artistiques, une sorte de regard anthropologique tourné vers le passé – la possibilité de découvrir un monde très différent du nôtre, mais auquel nous sommes liés par la tradition. Cette continuité se manifeste aussi bien dans la topographie des villes historiques que dans des structures immatérielles telles que la tradition occidentale des manuscrits, des textes anciens qui sont parvenus jusqu’à nous. De nombreux mots que nous utilisons actuellement ont une étymologie ancienne, comme « démocratie » ou « mathématiques ». Je ressens la fascination de découvrir un monde différent qui est en même temps le nôtre, notre passé.
LA VIE DES POPULATIONS RURALES, DES CLASSES LABORIEUSES, NE TROUVE AUCUNE EXPRESSION OU VOIX DANS L’HISTOIRE OFFICIELLE
Quelles découvertes au cours de votre carrière vous ont le plus passionné ?
Ce fut très excitant de découvrir en 2019 à Paestum un temple dorique du Ve siècle qui a été conservé de manière extraordinaire et que nous sommes en train de fouiller. Cette découverte a révélé beaucoup de témoignages de l’évolution de l’architecture dans une ville de la Magna Græcia, des liens avec la mère patrie [la Grèce] et des développements qui partent en quelque sorte de la réalité coloniale. Une autre grande émotion a été pour moi les fouilles archéologiques que nous avons menées dans l’arrière-pays du territoire d’Heraclea, dans l’ancienne Lucanie, dans ce qui est aujourd’hui la ville de Policoro, où nous avons étudié et cartographié principalement des fragments de tuiles et de céramiques. J’étais à Matera à l’époque et mon livre est né de ce travail.
Je tiens à rappeler ma conception de l’archéologie, qui n’est pas seulement l’étude de beaux objets ou monuments, mais aussi de traces très éphémères. La véritable découverte, en fait, n’est pas l’objet lui-même mais le paysage qui a été transformé au cours des siècles. Aujourd’hui, ce paysage est toujours agricole mais nous y avons trouvé des couches d’histoire, de préhistoire, montrant l’exploitation des ressources agricoles par les colons grecs et les modifications ultérieures à l’époque médiévale.
NOUS POUVONS ESSAYER DE RECONSTITUER UNE PARTIE DE LA VIE DU PASSÉ, DE LA RÉALITÉ SOCIALE ET CULTURELLE DE CETTE ÉPOQUE
Nous avons ainsi mis en lumière une partie de la vie des populations rurales, des classes laborieuses, qui souvent ne trouvent aucune expression ou voix dans l’histoire officielle – la version écrite. L’archéologie, c’est aussi cela, des archives très différentes de celles des historiens. Il est évidemment essentiel de travailler ensemble car le but est le même – étudier le passé – mais nous n’avons pas d’archives contrôlées et ordonnées par le regard masculin élitiste qui domine les textes historiques. La plupart des textes et des sources écrites sont rédigés par des hommes qui appartenaient à l’élite et pouvaient donc se permettre de se consacrer à ces études, comme Thucydide ou Hérodote. Il y a très peu de textes écrits par des femmes. L’archéologie, en revanche, dispose d’archives d’objets silencieux, dont il est difficile de parler, mais à travers lesquels nous pouvons essayer de reconstituer une partie de la vie du passé, de la réalité sociale et culturelle de cette époque qui, souvent, n’apparaît pas dans les textes officiels, ou alors sous un autre angle.
Quel regard portez-vous sur la place du patrimoine culturel en Italie ?
Grâce à la réforme d’il y a quelques années [la réorganisation et la modernisation des musées nationaux italiens en 2014-2015 sous la houlette du ministre de la Culture Dario Franceschini], mais aussi grâce aux nombreux chercheurs impliqués dans ces questions, l’Italie a un rôle de pionnier en matière de patrimoine culturel. Je pense d’une part à la présence d’un patrimoine dispersé : concevoir l’Italie comme un musée à ciel ouvert stimule le développement de stratégies intégrées complexes pour la protection et la gestion du patrimoine culturel.
Mais je pense aussi à la grande tradition ou débat en Italie sur le thème de l’archéologie publique. C’est-à-dire le développement de l’archéologie sous l’angle de la participation, de l’ouverture aux communautés locales. Partager non seulement les résultats de la recherche – que ce soit pour un vase exposé ou un monument transformé en musée – mais aussi le processus de découverte, en ouvrant les sites de fouilles aux visiteurs et en utilisant les médias numériques, comme nous l’avons fait à Paestum, pour expliquer le fonctionnement d’une fouille ou d’une restauration. Inviter le public à participer à ces activités autant que possible. En Italie, il y a une grande richesse d’initiatives de ce genre.
Existe-t-il une différence dans la façon dont le patrimoine culturel est perçu en Allemagne ?
On pourrait dire beaucoup de choses, mais la principale différence, c’est qu’en Italie, heureusement, le patrimoine culturel est considéré comme une question d’intérêt public. La presse et la société accordent beaucoup d’attention à ces questions. C’est positif. Toutefois, cette attention peut aussi avoir des effets secondaires, et susciter de nombreuses controverses. Elles traduisent la passion d’une société qui veut savoir, et a le droit de savoir, comment le patrimoine culturel est géré, quelles sont les nouvelles découvertes, les nouvelles stratégies pour la protection et l’utilisation publique du patrimoine. En Allemagne, je vois beaucoup moins d’intérêt, par exemple, pour les nominations de directeurs de musées, et même les activités des musées font moins l’objet de débats dans les journaux.
LE MUSÉE DOIT ÊTRE UN LIEU POUR TOUS, UN POINT DE RÉFÉRENCE POUR LA COMMUNAUTÉ
Quelle est votre conception d’un musée public ?
Pour remplir véritablement sa fonction, le musée doit être un lieu pour tous, un point de référence pour la communauté, laissant ses portes ouvertes. Il doit se concentrer sur le dialogue pour dépasser l’ancien modèle de communication à sens unique. Nous devons partager nos connaissances avec le public, en utilisant des formes de communication compréhensibles et inclusives, mais nous devons aussi essayer dans notre travail de faire entendre la voix du public et de la vie contemporaine. J’aime à penser que les musées sont de véritables centres culturels et sociaux, avant tout pour les communautés auxquelles ils appartiennent, et dans le cas de Paestum, également pour le monde entier, en tant que site du patrimoine de l’Unesco.
Quel avenir attend les musées et le patrimoine culturel ? Selon vous, qu’est-ce qui va changer après la pandémie ?
Nous devons essayer de nous concentrer sur un tourisme plus calme. Il y a plus de lieux et de paysages culturels à découvrir [qu’avant]. Je pense que les gens sont en train de modifier leur comportement à la lumière de la pandémie, qui a été une expérience traumatisante pour nous tous. Nous avons déjà constaté des signes positifs dans ce sens depuis l’été dernier, lorsque nous avons assisté à un boom du tourisme culturel dans le Cilento [la région située au sud de Naples où se trouve Paestum]. Nous avons connu ce phénomène à Vélia, où nous avons eu une augmentation de 120% des visiteurs en août 2020.