La rue semble être l’un de vos matériaux essentiels. Diriez-vous que c’est la ville de Mexico qui vous a conduit à devenir artiste ?
Absolument. J’y suis arrivé en 1986 comme architecte, et c’est ma difficulté à comprendre la ville, cette mégapole, qui m’a poussé à cher- cher une méthode plus directe d’intervention. Plutôt que d’ajouter quelque chose, j’ai eu envie de retirer de la matière au tissu urbain, que ce soit par des interventions minimes dans la rue en réorganisant des objets trouvés, ou par des prélèvements, comme avec ce petit animal fait d’aimants que je trim- ballais derrière moi. Je suis arrivé à Mexico par hasard, travaillant pour une ONG au lieu de faire mon service militaire – j’aurais aussi bien pu me retrouver en Chine ou en Bolivie. Cherchant à tracer un territoire dans une zone déterminée de la ville, le casco histórico, j’ai passé dix ans à essayer d’être un partenaire de cet environnement. Et c’est par ce processus que je suis devenu artiste, un phénomène de réaction à l’environnement tant culturel que physique.
Dans votre enfance, le fait de devenir artiste pouvait-il être une évidence ?
Mon père était magistrat, mais ma mère fait des gravures. Même si sa carrière, elle, est discrète, ma mère l’a menée depuis notre enfance. Elle a développé son intérêt pour l’art, ou plutôt pour la représentation, avec un crayon et une gouge. De plus, nous avons grandi dans un milieu rural très isolé. Il fallait inventer sans cesse, faire des ponts ou des voitures avec trois bouts de bois pour passer nos journées. Un vrai stimulant pour la création. Tant que nous assistions à nos cours à l’école et que nous étions là pour les repas, nous avions une liberté absolue. C’est une chose qui revient dans mon processus créatif, mais que je ne retrouve pas chez les enfants d’aujourd’hui. Il y avait un art du jeu... La pratique et l’invention du jeu ont certainement beaucoup influencé mon langage artistique par la suite. Et, plus je vieillis, plus cette partie de l’enfance reprend de l’importance.
Quand vous avez choisi la vidéo pour vos premiers travaux, des artistes ou des cinéastes vous ont-ils inspiré ?
J’avais deux sources d’inspiration principales : le personnage de l’enfant dans les films de François Truffaut et sur les photos de Helen Levitt, et les premières vidéos de Bruce Nauman dans son atelier. Très souvent, il installait lui-même les caméras, filmait de façon rudimentaire, sans fard ni dispositif inutile. La situation était ce qu’elle était, que ça marche ou non. L’important était de la montrer et de l’enregistrer dans la plus grande économie de moyens. Mes premières vidéos sont assez influencées par ce choix de ne pas trop analyser les choses, de simplement faire. C’est l’expérience même de la performance qui permet de savoir si l’on a touché quelque chose de sensible ou si c’est du bluff.
Votre manière de filmer ces actions rudimentaires pourrait évoquer la définition que Gustave Flaubert donne de la poésie dans son Dictionnaire des idées reçues : « Est tout à fait inutile, passée de mode ». N’est-ce pas aussi pour vous un moyen de parler de politique, du sort des êtres humains, de la façon la plus retenue, la plus indirecte et, peut-être, la plus puissante ?
Henri Matisse a dit quelque chose de semblable, que, fondamentalement, la peinture ne sert à rien ! C’était évidemment une manière de l’élever au-dessus de toute autre activité, et Flaubert avait probablement aussi cette sensation d’être au-delà des choses communes. La composante politique est un territoire fragile. Elle est présente dans nombre de mes projets, mais c’était tout simplement l’un des aspects de la réalité des endroits où j’ai travaillé, qu’il était inévitable d’inclure comme il était inévitable d’inclure des différences de genre liées à certaines cultures ou l’influence des enseignements religieux. C’est l’un des multiples paramètres qu’il faut parvenir à intégrer dans l’équation et qui, éventuellement, mènera à une lecture oblique d’un contexte. Mais on peut se tromper... On passe son temps à ajuster le tir pour justifier sa présence dans des situations auxquelles on n’appartient pas forcément, à ouvrir une possibilité de dialogue, à lancer des ponts...
C’est votre position d’artiste ?
C’est en tout cas un processus dans lequel je me suis retrouvé au moment de l’évolution du monde artistique dans les années 1990, quand le rôle de l’artiste a explosé à une échelle globale. Nous étions invités dans des endroits invraisemblables, comme commentateur ou participant. Il y a une part absurde dans le contrat auquel est lié l’artiste contemporain. C’est une posture que l’on peut décider d’accepter ou non, elle est fragile et sujette à critique... et je le dis sans essayer de justifier mon implication dans ce processus. Après la dizaine d’années passées à me concentrer sur le territoire très précis de la ville de Mexico, j’ai senti que j’avais trouvé un langage propre et j’ai été tenté de le développer ailleurs, en partie pour le renouveler et parce que je répondais à ces invitations séduisantes : l’idée de connaître l’Afghanistan ou certaines parties du Moyen- Orient était extrêmement tentante. On cherche toujours à se retrouver dans des situations qui défont nos trucs de vieux magiciens... C’est ce qui fait que l’on en vient à travailler avec des enfants dans les banlieues de Mossoul ou de Kaboul... La seule manière de rester dans le vrai est d’observer, d’écouter, de réagir aux situations que l’on rencontre, plutôt que d’intervenir de façon volontaire.
Comment êtes-vous arrivé à Gibraltar, où vous avez tourné Don’t Cross the Bridge Before You Get to the River ?
Ce n’était pas une invitation juste- ment, mais le résultat d’un autre projet que j’avais entrepris avec les communautés de pêcheurs de La Havane et de Key West. J’avais l’intention de créer l’illusion d’un pont entre les deux rives [Cuba et les États-Unis], idéologiquement opposées depuis la fin des années 1950. Les nombreuses discussions sur l’embargo avaient suscité des liens forts entre les communautés mexicaines et cubaines. Cuba est un endroit où je me rends régulière- ment. Mais, dans les faits, je n’ai pas pu dire aux uns et aux autres qu’une action réciproque prendrait place au même moment sur chaque rive. Ma proposition, qui était une image de dialogue, contenait donc une contra- diction profonde : pour la réaliser, j’ai dû inventer une espèce de bluff. D’autres frustrations en cours de production m’ont conduit à essayer de reproduire le même dispositif entre la rive africaine et la rive européenne du détroit de Gibraltar. Le choix de ce lieu tenait à sa dimension mythologique (Hercule aurait par sa force ouvert le passage entre la Méditerranée et l’Atlantique) et au fait que c’est par là que les premiers Homo africanus sont passés en frayant leur chemin vers l’Europe. À l’origine, je voulais travailler avec les communautés de pêcheurs de Tarifa et celles de Tanger. Dans ce type de projet, on passe 95% du temps en négociations et en conversations logistiques et 5 % en processus créatif, mais la forme finale résulte de ces 95 % de conversations. Tant du côté espagnol que du côté marocain, mon projet a été repris à des fins politiques locales : Mohammed VI [le roi du Maroc] développait alors le nouveau port, Tanger 2, et entendait faire du pont une allégorie du progrès sous son régime dictatorial. En Espagne, de petits groupes de mafieux locaux tentaient aussi de récupérer le pro- jet. C’est ce qui m’a conduit à inviter des enfants à participer pour la première fois à un de mes films : ils voyaient tout cela comme un jeu, une fête rituelle de passage. Cela a été un tournant dans ma production.
Était-ce aussi pour avoir cette liberté dont vous parliez ?
J’avais un peu moins de 50 ans, et je me suis dit simplement que c’était le moment de passer le relais à une génération plus jeune. J’avais travaillé avec des enfants auparavant, mais de manière strictement documentaire. J’ai adoré leur générosité lors du tournage, et trouvé très émouvante la façon dont ils se sont approprié le projet et dont ils ont réinventé l’histoire.
Avez-vous travaillé de la même manière avec les enfants que vous avez fait jouer dans votre long métrage Sandlines, the Story of History, tourné en Irak ?
C’était différent, car beaucoup plus ambitieux. Je n’avais jamais pensé faire un long métrage. Dans mes projets précédents, une seule situation était mise en place et se développait, ce que Bruce Nauman appelait « a task to resolve ». J’étais très clair et presque strict concernant la mise en place de ces situations, mais très ouvert quant à leur dénouement. Ce film irakien a fait naître mon désir de comprendre un siècle d’histoire de l’Irak et l’en- vie des enfants de comprendre la même période. Je me suis aperçu qu’ils avaient une connaissance très limitée de l’histoire de leur pays. Cela a été un jeu d’apprentissage mutuel entre les enfants et notre équipe – nous étions trois. Nous leur parlions de personnages historiques afin de voir comment ils les réinterpréteraient. Toute la difficulté a été d’enchaîner ces différents épisodes pour créer une narration d’une heure. À la différence d’un roman policier, l’histoire de l’Irak est assez cyclique, les événements se suc- cèdent sans conclusion ni ouverture... Le film a été réalisé en deux tournages. En octobre 2018, nous avons tourné une dizaine de jours avec un scénario qui a été rapide- ment éliminé parce que j’avais com- pris que les enfants raconteraient leur histoire d’une autre façon. J’ai alors passé mon temps à réécrire en fonction de leurs propositions. C’est simple : s’ils s’amusent, ce sont les meilleurs acteurs du monde, sinon c’est une catastrophe, et cela signifie que le scénario n’est pas bon...
Avez-vous fait des castings pour les choisir ?
Pas vraiment... Nous sommes arrivés dans le village à 16h; à 17h, nous leur avons demandé de dire leur nom et leur âge devant la caméra ; à 20 h, nous avons choisi les rôles. Cela a été plutôt une sorte de reconnaissance mutuelle. Dans la mesure où chaque enfant inventait son personnage, de Lawrence d’Arabie au roi Fayçal, il y avait une liberté totale. Pour le premier tournage, il y a eu principalement des garçons, âgés de 7 à 13 ans. Quand nous sommes revenus cinq mois plus tard pour combler les trous énormes que comptait la narration, nous avons présenté le first cut à cette petite communauté de sept à huit familles (cent cinquante personnes au total). Il s’est ensuivi un accord, tant de la part des filles que de leurs parents, selon lequel elles participeraient au second tournage. Cela a bouleversé la narration et a permis de mettre un peu d’espoir à la fin du film. Notre idée était de créer une conversation, qui s’est développée dans une autre direction que ce qui était prévu... Être désarmé pour pouvoir se réinventer, c’est ce que l’on cherche... Le fait de recourir aux enfants m’incite à renouveler mon langage. Leur enthousiasme est beaucoup plus difficile à trouver chez les adultes.
Dans la série Children’s Games, qui précède ce film, qui vous y a peut-être conduit, vous recueillez des images de jeux d’enfants autour du monde. On vous imagine à la fois ethnographe, un peu comme Jean Rouch dans ses films, et peintre à la recherche d’une seule image aux formes flottantes. Cela rejoint vos actions du début, qui ont en commun de dessiner des traits, tracer un cercle, une ligne, presque graphiquement... C’est quelque chose de l’ordre de l’image fantôme, de la persistance rétinienne...
Il y a en effet une logique derrière toutes ces images... Je m’aperçois que je travaille par cycles assez longs. J’ai travaillé dix ans à Mexico, puis quatre ans sur l’image du pont entre Cuba et le détroit de Gibraltar, cinq ans en Afghanistan, cinq ans en Irak, et j’ouvre à présent un nouveau chapitre. Filmer les jeux d’enfants dans différents pays est une manière très simple d’entrer en contact avec les habitants de ces endroits que je ne connais pas. Je suis allé récemment en République démocratique du Congo, et j’ai demandé quels y sont les jeux d’enfants. Je me suis retrouvé en train de filmer une bande de gamins qui jouaient à une version locale du Mancala. On com- prend tout de suite les codes locaux, ce qui est bienvenu et ce qui ne l’est pas, jusqu’à quel point les gens sont prêts à vous oublier. La logique tacite du jeu est à la fois un guide et une référence constante dans la manière dont j’élabore mes micro scénarios. La plupart de mes pro- jets suivent un principe similaire : les choses ne sont pas dites, mais on sait quand on sort du jeu. À la différence de nombreux artistes qui ont une idée claire et la martèlent, je travaille à tâtons, avec tout le doute que me donne mon propre parcours. Mon ami Cildo Meireles, dont le langage est aussi assez éclectique, dit que dans une vie finalement, nous avons deux ou trois idées, que nous passons notre temps à essayer d’explorer. Et il y a un facteur chance : certaines idées ont un potentiel infini, tandis que d’autres atteignent plus rapidement leur limite.
Comment avez-vous commencé la peinture ?
La peinture a toujours été un moyen de mettre de l’ordre dans mes idées. C’est un dérivé naturel du des- sin. Mes tableaux sont comme des images de livres pour enfants. Je pratique en même temps la peinture et la vidéo, qui se nourrissent l’une l’autre dans un ping-pong permanent, y compris sur le terrain. Des images de fantaisie permettent de traduire tout ce qu’il est impossible d’exprimer en filmant la réalité. D’un point de vue plus terre à terre, la peinture finance mes actions per- formatives. Depuis 2002, j’ai arrêté de vendre mes vidéos qui sont en accès libre sur mon site. Mes pro- jets étant de plus en plus basés sur une complicité avec des communautés locales, il devenait éthiquement injustifiable de les vendre. Éliminer tout but lucratif a facilité mon rap- port à la collaboration, me laissant un luxe et une liberté énormes.
Comment est née la vidéo Color Matching, que vous aviez montrée à la Biennale de Venise 2017 dans le Pavillon irakien?
On vous y voit peindre un paysage devant des chars dans le désert, puis brusquement tout effacer... Il me semble que nulle part ailleurs dans votre œuvre la violence de la guerre n’est à ce point présente. Ce sont les circonstances... Début 2016, j’avais été invité à travailler avec les enfants d’un camp de réfugiés yézidis, dans le nord de l’Irak. C’était l’apogée de l’avancée de Daesch dans cette partie du Moyen-Orient. Me retrouver, lors du voyage suivant, sur la ligne de front me semblait inévitable : comment travailler en Irak sans affronter la réalité d’une offensive militaire ? Cela revient au sujet du rôle de l’artiste témoin des contradictions de son temps et à l’image de la trans- formation de la bête humaine dans des conditions extrêmes. Les gens ont lu cette vidéo comme une défaite de la possibilité de représentation, mais elle n’est, pour moi, qu’une tentative de faire coïncider ma palette de couleurs avec les couleurs de la scène. C’est tout. Cela suffisait à justifier ma présence en cet endroit à ce moment. Une fois l’image obtenue en tant que peintre, je pouvais l’effacer, car j’avais atteint mon but : appartenir un instant à la scène que j’étais en train de peindre.
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1 Jeu traditionnel africain consistant à déplacer des graines sur un plateau à trous.
« Francis Alÿs. Don’t Cross the BridgeBeforeYouGettotheRiver », 27 mai-17 juillet 2021, David Zwirner, 108, rue Vieille-du-Temple, 75003 Paris,