Vous souvenez-vous de votre premier choc artistique ?
Il me paraît compliqué de citer une seule œuvre. Je dirais plutôt que c’est l’ambiance artistique qui m’a marquée, non dans un musée la première fois, mais lors de la visite, enfant, d’un atelier d’artiste, ami de mon père. Cela a donné un élan à ma vie par la suite. J’ai toujours préféré une mise en scène vivante de l’art plutôt que l’application de règles strictes de présentation des oeuvres.
Vous avez fondé à Moscou la galerie Proun et été responsable de la programmation du Manège. En 2013, vous prenez la direction du musée Pouchkine, succédant à Irina Antonova, qui le dirigeait depuis 1961. Votre profil « art contemporain » est plutôt atypique pour un musée réputé pour ses collections d’art ancien et moderne. Quelle est votre vision muséale ?
Je suis une grande adepte de l’art vivant, mais, tout au long de ma carrière, ma spécialité a été l’avant-garde russe. Mon goût va au contemporain tout en étant moderniste. Dans chacune des institutions que j’ai dirigées, j’ai raconté l’histoire de l’avant-garde russe. À l’époque, c’était très progressiste, encore peu répandu dans les musées. Lorsque j’étais à la tête de la galerie Proun, je collaborais beaucoup avec le musée Pouchkine. Ce n’était pas toujours facile… Quand vous pénétrez dans une maison qui n’est pas la vôtre, vous mettez les patins que l’on vous prête pour ne pas tacher le sol et avancez le plus prudemment possible afin de ne pas choquer le maître de maison. Il faut se tenir correctement, éviter de montrer sa joie de vivre, son énergie, face à des gens habitués à une autre ambiance… Le musée Pouchkine a joué un rôle essentiel dans la formation des élites russes, dans la mentalité des intellectuels. Lorsque j’en ai pris la direction, ma vision a peut-être été jugée trop contemporaine, trop osée pour une institution riche d’une centaine d’années d’histoire. Mais je suis arrivée à un moment où les musées classiques cherchaient de nouvelles voies pour se développer, en repensant leur présentation.
Quels changements avez-vous apportés au musée Pouchkine ?
Mon objectif a été de concevoir un musée qui vive, un endroit où l’on aime revenir, accueillant – une maison où l’on ne vous demande pas de vous déchausser avant d’entrer… Depuis mon arrivée, j’ai à cœur d’ouvrir toutes les portes possibles. Un directeur de musée doit être un artiste, pas un représentant du monde bureaucratique. Il doit créer du lien entre l’établissement et les visiteurs, effacer la frontière entre le monde scientifique et le public, rendre l’institution plus accessible. C’est pourquoi, jusqu’à aujourd’hui, nous cherchons à étonner les visiteurs par notre approche. Chaque jour, un événement est organisé au sein du musée. Les activités multiculturelles sont nombreuses et ne se cantonnent pas à la peinture. Ma prédécesseure, Irina Antonova, avait mis en place un festival de musique, « Les soirées de décembre », avec le grand pianiste Sviatoslav Richter. Le musée a ainsi accueilli beaucoup de concerts. J’ai souhaité élargir cette tradition en programmant des concerts toute l’année. Par exemple, pendant la pandémie, nous avons invité cinq compositeurs, cinq chorégraphes contemporains et les plus grands danseurs à créer en son sein. Cette initiative a donné lieu à un film, intitulé Plâtre en référence aux collections conservées ici. Il a été projeté dans trente-six villes en Russie. Je travaille aujourd’hui à un autre projet : demander à quarante compositeurs de concevoir une pièce spécialement pour l’une des quarante salles du musée. Au moment de fermer les portes du bâtiment historique pour sa restauration, ces pièces seront jouées dans les espaces laissés vacants, produisant ainsi une grande symphonie.
En quoi va consister cette restauration ?
Elle doit débuter fin 2023. Nous allons construire une véritable cité des arts autour de cet édifice historique, dont je suis un peu le chef de chantier ! Notre musée possède aujourd’hui vingt-neuf bâtiments différents, qui seront mis aux normes muséales, tandis qu’une nouvelle structure accueillera les réserves et les salles d’exposition. J’ai repensé la présentation des collections dans chaque bâtiment, en veillant à conserver l’unité du musée. Pour ce faire, nous avons invité le scénographe français Patrick Hourcade, qui nous a aidés à mener une approche plus contemporaine de l’accrochage permanent des maîtres anciens dans six salles de l’édifice principal. La nouvelle scénographie est dévoilée le 11 octobre. D’autres changements sont prévus. Notre époque exige de nous renouveler régulièrement pour aller de l’avant. De plus, nous inviterons des artistes en résidence – des plasticiens, mais aussi des musiciens, des écrivains, des commissaires… –, toujours selon cette idée de faire du musée Pouchkine un lieu de création vivant. Un peu comme des probiotiques qui aident l’organisme à bien fonctionner !
Le musée Pouchkine est l’un des prêteurs, avec la galerie Tretiakov, à Moscou, et le musée de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg, des quelque deux cents chefs-d’oeuvre de la collection Morozov exposés à la Fondation Louis-Vuitton, à Paris. « Nous réparons une injustice en dévoilant leur provenance et en racontant l’histoire des frères Morozov », écrivez-vous dans la préface du catalogue. Comment cette collection a-t-elle été constituée ?
Mikhaïl et Ivan Morozov, comme Sergueï Chtchoukine – dont la collection a fait l’objet d’une précédente exposition à la Fondation Louis-Vuitton –, sont les collectionneurs par qui la peinture moderne française est arrivée en Russie. Les frères Morozov appartenaient à une dynastie industrielle de mécènes très liée au monde de l’art. Cette collection sans égale a été commencée par Mikhaïl, qui achetait des œuvres d’artistes russes et français. On lui doit d’avoir introduit en Russie le premier tableau de Paul Gauguin, les peintres Vincent van Gogh et Edvard Munch. Après son décès prématuré en 1903, à l’âge de 33 ans, Ivan, qui était lui-même artiste, a poursuivi le projet avec l’ambition de réunir dans son hôtel particulier moscovite, rue Pretchistenka, la collection idéale, selon ses goûts, très sûrs. Chtchoukine avait des coups de foudre, il s’est passionné pour Paul Gauguin, puis Paul Cézanne, Henri Matisse, Pablo Picasso… Sur les murs de son bureau, il y a eu jusqu’à cinquante-deux tableaux cubistes de Picasso ! Morozov, lui, savait aimer longtemps. Il a constitué des ensembles exceptionnels d’œuvres de Paul Cézanne, Paul Gauguin, Pierre Bonnard ou Maurice Denis. Il comprenait parfaitement quelles pièces lui manquaient pour parvenir à son musée imaginaire. C’était un commissaire d’exposition avant l’heure. Songez qu’il accrochait à ses murs les oeuvres de Cézanne en sa possession en laissant des espaces libres pour celles dont il connaissait l’existence et qu’il voulait acquérir…
« Morozov avançait dans l’ombre, Chtchoukine dans la lumière », avait résumé un de leurs contemporains. Le musée Pouchkine a prêté en 2016 de nombreuses œuvres pour l’exposition « Icônes de l’art moderne. La collection Chtchoukine » à la Fondation Louis-Vuitton.
Les deux collections ont été constituées différemment, mais il est difficile de dire aujourd’hui laquelle surpasse l’autre. Morozov et Chtchoukine étaient en quelque sorte en compétition. Pour constituer leur collection époustouflante, ils choisissaient les meilleures œuvres des meilleurs artistes. Il est impossible de nos jours d’organiser une exposition consacrée à Gauguin, à Monet, à Cézanne sans puiser dans l’une et l’autre, car les œuvres les plus iconiques de ces peintres se trouvent dans ces collections. Soulignons aussi que Morozov créait de véritables installations, commandant par exemple un ensemble de toiles à Bonnard, ou le salon de musique à Maurice Denis, avec des sculptures d’Aristide Maillol – reconstitué dans une salle de l’exposition parisienne. Il a également collectionné de l’art russe contemporain, à proportion égale avec les artistes français, ce qui n’était pas le cas de Chtchoukine. C’est à Morozov que Marc Chagall a vendu son premier tableau, ce qui lui a permis de se marier. Philanthropes, les Morozov considéraient qu’il était de leur responsabilité sociale de soutenir les artistes russes, comme d’améliorer la vie des ouvriers de leurs usines textiles.
Après la révolution d’Octobre, en 1917, la collection a été nationalisée…
Un temps, Chtchoukine comme Morozov ont espéré posséder leur propre musée, abritant leur collection intacte. Morozov se nourrissait d’illusions en pensant même devenir conservateur de son musée. Mais, après que Chtchoukine a quitté la Russie en 1918, Morozov s’est résolu à partir lui aussi. Cette vie sans passion lui a très vite coûté la vie. La dernière photo de lui, prise peu avant sa mort en 1921, montre le visage d’un homme rescapé. Après le départ des deux collectionneurs, leurs collections ont été réunies en 1926 au sein du musée national d’Art moderne occidental de Moscou. En 1948, lorsque Joseph Staline a décidé la liquidation du musée, dont les ensembles cosmopolites « d’art bourgeois occidental » étaient considérés « formalistes, antipopulaires et hostiles » à l’idéologie soviétique, les collections ont été réparties entre le musée Pouchkine et le musée de l’Ermitage, alors à Leningrad. Elles nous sont parvenues intactes. Des oeuvres d’art graphique du début du XXe siècle ont également été acquises par la suite, venant enrichir nos collections.
Quelle influence a eu la collection Morozov (comme la collection Chtchoukine) sur les artistes russes qui ont découvert ces oeuvres dans les palais des deux familles à Moscou et, plus tard, dans les musées ?
Dans les années 1910, ces collections ont entraîné la création de l’avant-garde russe, telle que nous la connaissons aujourd’hui. Sans elles, celle-ci serait très différente. Dans les années 1930, les jeunes artistes soviétiques, que l’on connaît peu hors de la Russie, ont aussi été inspirés par la visite du musée d’Art moderne, dans une perception différente. Pour nous chercheurs, il s’agit de redécouvrir ces artistes et cette influence. Lorsque les œuvres des deux collectionneurs ont rejoint le musée Pouchkine et l’Ermitage, elles n’étaient pas montrées au public, mais les chercheurs, les artistes y avaient accès dans les réserves. Durant la période du « rideau de fer », c’était l’unique possibilité de voir de l’art moderne occidental en URSS – autrement que dans des livres illustrés en noir et blanc… Après la mort de Staline, a été organisée en 1956 la première exposition de Picasso. Puis il y a eu Matisse. Pour le public russe, cela a été un choc : la liberté intérieure, la perception des couleurs… C’était si différent de ce qu’il connaissait jusqu’alors. Chaque découverte de ces artistes ouvrait de nouveaux horizons, une autre vision de l’existence. La première exposition de la collection Chtchoukine a eu lieu au musée Pouchkine en 2004. Cela a été à nouveau une grande découverte pour le public russe. Les œuvres étaient présentées au sein du parcours permanent, sans que les cartels mentionnent le nom des collectionneurs. Grâce à la Perestroïka, ces œuvres ont commencé à voyager hors de nos musées, mais personne ne connaissait auparavant leur existence, car personne ne visitait l’Union soviétique. Ainsi, la découverte a été grande aussi pour le public en France, comme l’a montré le succès de l’exposition de la collection Chtchoukine.
Les frères Morozov, comme Chtchoukine, séjournaient régulièrement à Paris, visitaient les galeries, le Salon d’automne ; Picasso a travaillé avec les Ballets russes de Serge de Diaghilev, épousé la danseuse Olga Khokhlova. On avait un peu oublié en France que des collectionneurs moscovites éclairés avaient permis à des artistes aussi importants d’éclore, de travailler… C’est aussi l’histoire des liens culturels entre la France et la Russie, tels que donnés à voir dans l’exposition « Paris-Moscou » au Centre Pompidou en 1979.
C’est comme toutes les relations : parfois au beau fixe, parfois plus distendues. Les liens existent toujours. Les Russes viennent nombreux à la Fiac. Nous essayons de former l’œil de nos futurs Chtchoukine et Morozov ! En ce sens, je souhaite prolonger cette relation à travers l’acquisition par le musée Pouchkine d’œuvres d’artistes français de l’après-guerre et contemporains. L’art français continue à jouer un rôle dans la société russe, il me semble important de montrer la vitalité de la scène contemporaine hexagonale. Nos plus grands partenaires sont le Centre Pompidou et le musée d’Orsay : il ne se passe pas une seule année sans que nous échangions des œuvres pour des expositions. Nous travaillons régulièrement avec des commissaires français. D’ailleurs, le musée Pouchkine inaugure le 25 octobre l’exposition de la donation au Centre Pompidou de dessins contemporains de Florence et Daniel Guerlain. Nous préparons aussi avec Jean-Hubert Martin une exposition intitulée « Drôles de convergences », qui occupera à partir du 8 novembre onze salles du musée, dans l’esprit de « Carambolages » au Grand Palais en 2016. C’est l’œil du commissaire sur notre collection. Et fin mai-début juin 2022, nous inaugurerons notre propre exposition Morozov au musée Pouchkine, différente de celle de Paris, sous le titre « Frère Ivan » – en référence aux frères Karamazov…
« La Collection Morozov. Icônes de l’art moderne », 22 septembre 2021-22 février 2022, Fondation Louis-Vuitton, Paris ; Musée d’État des beaux-arts Pouchkine, Moscou.