Premier à essuyer les plâtres : Pierre Charpin, 59 ans, qui expose pour l’occasion, sur l’entièreté des deux niveaux de l’institution, plus de 150 œuvres, dont de nombreux originaux, voire des inédits. Un monde, fait de lignes, frêles ou trapues, pouvant générer des formes élémentaires ou complexes, savamment rigoureuses aussi bien que joyeusement tortillées. Autant de face-à-face jadis intimistes qui se livrent, ici, pour la première fois au regard de l’autre. De fait, rares sont les moments où cette production s’offre ainsi, dans cette ampleur et d’un seul tenant, alors qu’habituellement, elle demeure invisible, archivée à l’atelier, à Ivry-sur-Seine, le lieu même où elle se matérialise. « C’est très troublant, glisse le designer. Concernant mon travail, une telle présentation va sans aucun doute faire bouger les lignes… C’est vrai qu’il y en a beaucoup, ici, des lignes. Ça promet… »
HABITUELLEMENT, CETTE PRODUCTION DEMEURE INVISIBLE, ARCHIVÉE À L’ATELIER
Le dessin, chez Charpin, n’est pas une « activité annexe », mais une pratique à part entière. Il ne « sert » pas à formaliser, il « est », tout simplement. Pas question, toutefois, d’en produire à la chaîne : « Je dois sentir la nécessité d’une tension, ce qui n’exclut pas le plaisir, pour que le dessin survienne », dit-il. Et pour que celui-ci advienne, les outils dont dispose le designer sont légion : graphite, crayon de couleur, craie grasse ou sèche, feutre et stylo, encre, peinture, voire, dans une moindre mesure, tampons ou autocollants. Les procédés d’impression itou : dessin, sérigraphie, aquatinte, lithographie, etc.
Les visiteurs peuvent se faire rapidement une idée des territoires divers que l’artiste explore. Ils sont vastes. Il y a des récurrences, des types ou des catégories de dessins, chaque salle – il y en a une dizaine – en met en valeur une. Ici, une série d’œuvres « noires », dans lesquelles aucune interférence colorée ne se risque et où seul le graphisme importe. Là, en contrepoint, une collection de boucles, rubans et autres arabesques, bariolés à souhait. Dans un vestibule, une peinture murale représentant des masses monolithiques (Formes noires) se mesure à trois dessins vectoriels graciles (Lignes), imprimés sur bâche. Il ne semble pas qu’il y ait une continuité entre ces « familles ». Chacune d’elles existe en tant que telle, bien loin d’être achevée.
UN MONDE, FAIT DE LIGNES, FRÊLES OU TRAPUES, POUVANT GÉNÉRER DES FORMES ÉLÉMENTAIRES OU COMPLEXES, SAVAMMENT RIGOUREUSES AUSSI BIEN QUE JOYEUSEMENT TORTILLÉES
Qu’il soit fin ou épais, à l’encre, au feutre ou au crayon, on devine parfois l’artiste débuter son trait sur la page vierge – souvent un grand format de 70×100 cm –, puis le poursuivre sans savoir, au préalable, où sa main va le mener. On imagine le motif apparaître peu à peu, puis prendre ses aises. Aucun protocole aliénant au départ, ni d’assurance de réussite à l’arrivée. L’exercice n’est viable que dans la plus totale liberté. C’est, en tout cas, ce qui sourd à l’envi de cet ensemble à la fois disparate et important. Un passage dans l’unique salle consacrée aux dessins appliqués à un projet – objet ou meuble – suffit à étayer ce sentiment.
Disposés à plat sur deux grandes tables hautes, ceux-ci sont les seuls à ne pas se donner à voir de manière frontale. Une platitude en forme de métaphore : celle du dessin fatalement contraint lorsqu’il doit représenter une forme, car soumis au cahier des charges de la commande. En regard, le dessin « d’inspiration », lui, hormis lui-même, n’en a que faire de « représenter » ou, pis, d’être « en représentation ».
LE DESSIN, CHEZ CHARPIN, N’EST PAS UNE « ACTIVITÉ ANNEXE », MAIS UNE PRATIQUE À PART ENTIÈRE
Dans la plus grande salle, à l’étage, se déploient trois grands disques de couleur de grand format – 140×140 cm. A contrario des fameux Cercles de boue chers à Richard Long, où le matériau – la boue – est directement appliqué à même la cimaise, Pierre Charpin, lui, réussit l’exploit de suggérer la matérialité avec une réelle intensité : un fond circulaire d’encre noire minutieusement rehaussé d’une myriade de coups de crayon de couleur. L’un se fait or, l’autre argent, le troisième cuivre. L’effet est bluffant.
Idem dans une salle adjacente, consacrée aux dessins conçus lors d’une résidence à la Villa Kujoyama, à Kyoto. Ainsi, la rivière Kamogawa, qui traverse la ville de part en part, du Nord au Sud, Pierre Charpin l’évoque par un dessin très géométrique, quasi schématique, telle une portée sur une partition, avec chacun des degrés annonçant la dénivellation. Pour peu, on entendrait presque la petite musique de l’eau qui dégringole, une à une, les marches de pierre.
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« Pierre Charpin, avec le dessin », jusqu’au 30 avril, Hôtel des Arts TPM, 236 boulevard du Maréchal-Leclerc, 83000 Toulon.