L’une des plus grandes controverses dans le monde de l’art en 2020 – une année non dénuée de drames – a été le report surprise d’une vaste rétrospective consacrée à l’artiste canado-américain Philip Guston (1913-1980), qui devait être présentée dans quatre grands musées aux États-Unis et au Royaume-Uni.
« Philip Guston Now » devait initialement ouvrir en juin 2020 à la National Gallery of Art de Washington, avant de se rendre au Museum of Fine Arts de Houston, à la Tate Modern à Londres et enfin au Museum of Fine Arts de Boston à l’automne 2021. Après avoir annoncé, de manière compréhensible, un retard de huit mois lié à la pandémie de Covid-19, les quatre musées ont déconcerté – et même indigné – une grande partie du monde de l’art en annonçant qu’ils reportaient l’ouverture à 2024.
Dans leur communiqué de presse commun, ces institutions avaient alors évoqué le mouvement Black Lives Matter et le meurtre de George Floyd par la police de Minneapolis, essayant manifestement de trouver un moyen de protéger les visiteurs de musée – dans un environnement politique et social passionné – des références visuelles déjà bien connues de Guston au Ku Klux Klan. Présente sur une vingtaine d’œuvres, dont le nombre exact aurait varié d’un lieu à l’autre, l’imagerie complexe du KKK de Guston a été interprétée par les critiques et ses admirateurs comme faisant partie de l’intérêt plus large de l’artiste pour les masques et les déguisements de toutes sortes. Le motif remonte à sa période de jeunesse, aux peintures murales, socialement engagées, qu’il a réalisées dans les années 1930.
LA VERSION DU MUSEUM OF FINE ARTS DE BOSTON A FAIT L’OBJET D’UNE REFONTE RADICALE, REPOSANT DÉSORMAIS SUR DES REGROUPEMENTS THÉMATIQUES ET NON PLUS CHRONOLOGIQUES
Quelques mois après avoir annoncé leur décision, les musées avaient ajouté l’automutilation à l’insulte, perçue comme telle par le monde de l’art, en changeant à nouveau les dates d’ouverture, cette fois pour commencer en 2022. Cette exposition – avec le même titre et des listes d’œuvres largement similaires, mais dotée de nouvelles contributions curatoriales et extra-curatoriales – commencera sa tournée des quatre villes le 1er mai. Boston, qui devait clore l’itinérance, ouvrira finalement le bal.
La version du Museum of Fine Arts de Boston a fait l’objet d’une refonte radicale, reposant désormais sur des regroupements thématiques et non plus chronologiques. La liste officielle des commissaires est passée d’une seule personne – Kate Nesin, historienne de l’art et spécialiste de Guston à New York – à quatre, dont Ethan Lasser, qui a rejoint le musée en 2019 pour superviser l’ensemble de sa collection d’art d’Amérique du Nord et du Sud, et Terence Washington, historien de l’art et conservateur. Ce dernier a attiré l’attention du musée à l’automne 2021, dit-il, après avoir participé à un forum en ligne traitant de la controverse persistante sur Guston, dans lequel il s’est élevé contre le racisme institutionnel dans le monde des musées.
L’exposition de Boston, qui comprend 73 peintures et 27 dessins, ne représente qu’une fraction de ce que la National Gallery of Art de Washington prévoit pour sa version plus complète, dans laquelle quelque 250 œuvres de Guston seront réparties entre deux expositions connexes. Mais elle n’en présentera pas moins une vue d’ensemble de la carrière de l’artiste au fil des décennies, du réaliste de gauche à l’expressionniste abstrait, pour aboutir dans les années 1960 à son retour à une figuration teintée d’humour noir. Ces dernières œuvres – liées à l’identité et à la mortalité, ainsi qu’à la justice sociale – sont aujourd’hui considérées comme sa signature.
Parmi les prêts importants, figurent Gladiators (1940), représentant des enfants qui se battent, et Red Painting (1950), une œuvre abstraite texturée réalisée une décennie plus tard. Dans une composition très tardive, Couple in Bed (1977), peinte quelques années avant sa mort en 1980 à l’âge de 66 ans, Guston crée un double portrait de lui-même et de sa femme, devenue sénile, et dont les visages sont masqués; le drap blanc de son imagerie KKK apparaît ici comme une sorte de blouse d’hôpital partagée, un linceul en devenir.
Certaines voix qui ont critiqué le report de l’exposition y ont vu le dernier exemple en date de la « cancel culture ». Matthew Teitelbaum, directeur du Museum of Fine Arts de Boston, réfute cette accusation de censure et affirme que le report a permis à son musée de « réfléchir de manière plus stratégique à la façon dont le public appréhendera l’œuvre ». Toutefois, sur les quinze peintures liées au KKK initialement prévues dans l’exposition de Boston, cinq ont été retirées, dont deux grandes et importantes toiles de 1970, Caught et Dawn. Un porte-parole du musée a déclaré que cette décision avait été prise pour des « raisons de place » et qu’une nouvelle œuvre représentant le KKK avait été ajoutée.
CERTAINES VOIX QUI ONT CRITIQUÉ LE REPORT DE L’EXPOSITION Y ONT VU LE DERNIER EXEMPLE EN DATE DE LA « CANCEL CULTURE »
Autre changement notable à Boston, il concerne l’œuvre la plus célèbre de Guston représentant le KKK, The Studio (1969). Elle est considérée comme un autoportrait, montrant un artiste dans un drap peignant un personnage dans un autre drap, et travaillant sur une toile qui rappelle elle-même un drap. Initialement prévue pour être exposée avec d’autres œuvres de cette période, la peinture sera présentée dans une pièce à part à l’intérieur de l’une des salles, suggérant le propre atelier de Guston.
Selon sa conservatrice en chef, Alison de Lima Greene, le Museum of Fine Arts de Houston conservera l’approche chronologique originale et s’en tiendra à sa liste d’œuvres initiale, avec quelques ajustements mineurs. Un porte-parole de la Tate Modern a déclaré de son côté qu’il était trop tôt pour dévoiler la liste des œuvres actualisée pour Londres. Le commissaire prévu initialement pour la Tate, Mark Godfrey, a quitté le musée en mars 2021, après avoir exprimé publiquement son désaccord face à la décision du musée de reporter l’exposition. Il a fait l’objet d’une mesure disciplinaire interne. Le commissariat londonien sera assuré par Michael Wellen, conservateur de la Tate spécialiste de l’art latino-américain.
À Washington, où l’idée de l’exposition avait germé il y a sept ans, grâce au conservateur Harry Cooper, la liste des œuvres reste en grande partie inchangée, rien n’ayant été modifié en raison du contenu ou de l’iconographie, tandis que le parcours proprement dit est en cours d’élaboration. La National Gallery précise cependant qu’elle fait appel à « un groupe consultatif communautaire de dix personnes » qui aidera le musée à « réfléchir aux interprétations et à la présentation », précise Harry Cooper.
« LE MONDE DE L’ART A RENOUVELÉ SON INTÉRÊT POUR GUSTON »
La directrice de la National Gallery of Art, Kaywin Feldman, voit le bon côté des choses. Elle pense que la mauvaise presse et les débats au sujet de l’artiste ont, en réalité, été positifs. « Le monde de l’art a renouvelé son intérêt pour Guston », affirme-t-elle, ajoutant que des mois de discussions animées ont permis aux gens « de célébrer son génie et son courage ». Quant à la controverse elle-même ? « J’utiliserais le mot "controverse" entre guillemets, dit-elle. C’était une tempête dans le monde de l’art, avec peu d’impact sur le grand public ». Et c’est le grand public, dit-elle, qui fera de l’exposition « un succès fou dans chaque lieu ».
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« Philip Guston Now », du 1er mai au 11 septembre 2022, Museum of Fine Arts, Boston. Du 23 octobre 2022 au 15 janvier 2023. Museum of Fine Arts, Houston. Du 26 février au 27 août 2023. National Gallery of Art, Washington. Ddu 3 octobre 2023 au 25 février 2024, Tate Modern, Londres.