La Fondation Henri Cartier-Bresson, à Paris, expose son projet photographique issu de cinq voyages en Syrie, au Liban et en Irak. Mathieu Pernot en raconte l’origine et la construction de ses images. Lauréat du prix Henri Cartier- Bresson en 2019, soutenu par la Fondation d’entreprise Hermès, le photographe français mêle, dans « La ruine de sa demeure », l’histoire de sa famille à la destinée de ces pays ravagés par les bombardements depuis dix ans.
D’où vous est venue cette envie de réaliser des photographies à partir de voyages, une pratique qui vous était jusqu’alors peu familière ? C’est la rencontre de mon histoire familiale, à la fois proche et lointaine, liée au Liban et au Moyen- Orient, et de la grande histoire tragique de la région, à laquelle je ne m’étais jamais confronté. L’histoire familiale a été comme une porte d’entrée et un prétexte pour élaborer ce projet. Il y a eu la découverte de l’album de mon grand-père, René Pernot, qui a voyagé jusqu’en Syrie pour visiter les sites antiques, avant de vivre pendant plus de trente ans à Beyrouth, la redécouverte de son immeuble dans lequel j’ai pu passer quelques nuits en louant son appartement sur Internet, et, à la fin, comme pour boucler cette histoire, la chute du garde-corps du balcon de cet appartement après l’explosion survenue sur le port de Beyrouth [en août 2020]. Tout cela était émouvant à vivre et beau à raconter, mais ce n’était rien par rapport à l’histoire des villes détruites que j’ai visitées par la suite.
Comment s’est construit votre itinéraire ? Quand j’ai écrit le projet, j’avais une idée précise des endroits où je voulais aller, en reprenant le voyage de mon grand-père et en le poursuivant jusqu’à Alep et Mossoul. J’en avais l’idée, mais ne savais pas ce qu’il était possible de faire. Par exemple, je ne me suis rendu compte qu’après coup que je ne pourrais probablement pas aller en Syrie. J’ai donc écrit pour le prix Henri Cartier- Bresson un projet sans me questionner sérieusement sur sa faisabilité. Peut-être faudrait-il toujours procéder ainsi : écrire le projet idéal sans trop se poser de questions, et se donner ensuite tous les moyens de le réaliser si on a la chance d’avoir été choisi.
« Ces ensembles de photographies parlent de déconstruction : je me demande dans quelle mesure l’image peut donner la sensation de l’espace déconstruit, presque d’un espace cubiste. »Mathieu Pernot
S’introduire dans une famille de Roms, comme vous l’avez fait pour votre série Les Gorgans, n’était probablement pas chose facile. Les contraintes que vous avez rencontrées pour concevoir l’exposition « La ruine de sa demeure » à la Fondation Henri Cartier-Bresson ont-elles été d’une nature radicalement différente de celles que vous aviez connues auparavant ? Ce qui fait une bonne photographie est ce qui la précède, les combats menés auparavant pour en faire une image possible et intéressante. L’instant photographique, celui où l’on déclenche, est assez simple et intuitif. Pour moi, c’est le reste qui peut s’avérer complexe et difficile, mais en tout cas passionnant. Les bonnes images se méritent et ne sont jamais faciles à faire. Photographier une famille de Roms nécessite de déployer une énergie particulière, d’y passer beaucoup de temps et de surmonter quelques difficultés. Ce qui était singulier pour ce nouveau projet, c’est que je n’avais pas les cartes en mains. Le problème principal a été d’accéder à certains endroits. À cela s’est ajoutée une épidémie mondiale qui a restreint les possibilités de déplacement. Je me suis retrouvé sur un terrain où je devais tout réapprendre, selon une façon de procéder totalement différente de ce que je connaissais. J’ai ressenti la nécessité d’une pratique plus nerveuse pour saisir l’image immédiatement, en sachant que je ne pourrai y revenir par la suite, comme j’en ai en général la possibilité.
Est-ce que vous prenez beaucoup plus d’images que vous n’en gardez ? Pour ce projet, beaucoup plus que d’habitude, car je préférais revenir avec des valises trop chargées plutôt que pas assez. Il fallait agir vite. J’ai beaucoup travaillé ensuite à leur sélection, et à ce dispositif de collage qui consiste à reconstituer des fragments de réel.
Dans l’exposition, certaines photographies sont accrochées presque comme des polyptiques ou des montages d’images – un principe de montage que l’on retrouve dans le livre. Il y a même des variations dans l’épaisseur des cadres, qui donnent aux photographies une profondeur particulière. Comment avez-vous procédé ? Faire un livre et faire une exposition sont deux choses différentes. Par exemple, pour associer les deux images de Mossoul qui montrent, l’une, un homme descendant un escalier, avec un tuyau d’arrosage qui court le long du mur pour apporter de l’eau dans des lieux réinvestis par les habitants, et l’autre, un coin de rue avec une maison abandonnée et une maison où des gens se sont réinstallés, j’ai imaginé un chemin qui se dessine, une histoire commune, presque l’expression d’un travelling au cinéma. Alors qu’en réalité, il n’y a pas de lien entre les deux lieux ni entre ces deux images. De même, l’homme qui semble regarder la carcasse d’une voiture carbonisée dans une autre image ne se situe pas au même endroit que cet objet vers lequel son regard est tourné. C’est la continuité et la discontinuité de ces espaces cassés. Il reste des morceaux d’immeubles debout, tandis qu’une autre partie est à terre. Ces ensembles de photographies parlent de déconstruction : je me demande dans quelle mesure l’image peut donner la sensation de l’espace déconstruit, presque d’un espace cubiste.
Comment travaillez-vous la couleur, par exemple la luminosité de ce foulard rouge dans des gravats, de ce sac en plastique bleu, de ce tuyau vert ? Est-ce quelque chose que vous maîtrisez au moment de la prise de vue ? Non, pas du tout. Quand je photographie, je fais ce que je peux avec ce que j’ai. Cela passe par la neutralisation de mon regard. Mes photos sont frontales. Pour la couleur comme pour les cadrages, j’ai l’obsession de restituer les choses telles que l’œil les voit. Il y a une puissance saisissante du réel.
Vous arrive-t-il de recadrer vos images ? Oui, je n’ai pas de principe à ce propos.
Les photos exposées montrent des temps comme suspendus entre la fin des destructions de la guerre et la reprise de la vie dans certains endroits. Un instant à l’échelle de l’histoire, qui pourrait presque être une image de ce qu’est la photographie... La photographie fige l’instantanéité de l’image et suspend le temps. Elle permet de montrer ce que l’œil ne voit jamais, une sorte de nouvelle présentation de la réalité. Ici, dans cet entre-deux qui suit les bombardements et précède la reconstruction, il s’agit d’un moment suspendu qui, dans le temps long de l’histoire, dure très peu. La photographie a l’extraordinaire qualité de pouvoir montrer et fixer ce qui ne va pas durer.
L’exposition juxtapose différents types de ruines : des ruines rapides, produites par l’homme, et des ruines lentes, qui sont celles du temps. Les régions que vous avez parcourues dans le cadre de ce projet sont-elles pour vous associées à cette image des ruines ? Bien sûr, et c’est pour cela que le titre de l’exposition, « La ruine de sa demeure », issu d’un poème d’Abû l-Alâ al-Ma’aari, est très important pour moi. À l’origine, le projet s’intitulait « Grand Tour », en référence aux voyages qu’effectuaient les jeunes aristocrates au xviiie siècle pour s’éduquer au contact des civilisations de la Méditerranée. Mais cela renvoyait à un contexte qui n’était pas le mien. Le mot « ruine » est très général, et ce n’est pas la même chose de parler de ruines dans la Rome antique et à Mossoul aujourd’hui. La « ruine de sa demeure » indique quelque chose de très précis : à la fois la destruction de l’immeuble où avait vécu mon père à Beyrouth, touché par l’explosion du port, et la destruction de toutes ces maisons par la guerre. Il y a quelque chose de séduisant dans la contemplation des ruines, et l’on peut être tenté de trouver belles ces images, mais il ne faut pas oublier les tragédies dont elles témoignent. C’est pourquoi les photographies trouvées dans les maisons détruites, qui sont exposées dans une vitrine à la fin de l’exposition, sont très importantes pour moi.
L’écho de ces bombardements – syriens et russes – résonne de façon saisissante avec l’actualité de la guerre en Ukraine. Bien que vos images ne soient pas des images de reportage, l’idée du témoignage semble chez vous très importante.
Bien sûr, c’est l’idée du document. Ce n’est pas parce que nous sommes envahis d’images sur les réseaux sociaux que la photographie est morte. La photographie peut encore nous dire des choses du monde. Je trouve qu’elle est intéressante quand elle est face à un monde, une famille, une région, un personnage qui est en train de basculer et risque de disparaître.
Quand vous allez à Lesbos, en 2020, dans le camp de Mória, c’est aussi ce qui se produit. C’est l’histoire du temps présent. Lesbos représentait aussi une continuité de ces voyages, car j’y ai rencontré des Syriens qui avaient quitté Alep, des Irakiens qui avaient dû partir de Mossoul. Peut-être que l’immeuble démoli que j’ai photographié à Mossoul a été habité par des personnes que j’ai photographiées à Lesbos. Ce sont, là encore, des fragments d’histoires qui racontent la grande histoire d’aujourd’hui. Je prépare pour l’été prochain une exposition au Mucem [à Marseille], à partir des photographies de migrants que j’ai prises depuis une dizaine d’années, ainsi que d’autres corpus d’images réalisés avec des exilés. Dans le livre qui accompagnera l’exposition, il y aura un chapitre sur les villes détruites, un sur les lieux comme Lesbos, par lesquels passent les migrants, et d’autres séries réalisées avec eux en France en différents endroits. C’est une histoire de recomposition kaléidoscopique, un peu comme j’avais procédé avec les Gorgan.
Des personnages apparaissent dans ces ruines. Comment avez- vous travaillé avec eux, dans le peu de temps que vous aviez ? Je ne me cache jamais quand je photographie. Prenons l’exemple de l’homme qui me regarde avec un regard très noir à Damas : j’avais remarqué sa présence, je me suis mis en retrait, j’ai cadré et attendu qu’il passe – comme un pêcheur et non comme un chasseur. Et je ne suis allé lui parler qu’après. Je ne pensais pas photographier les gens au début du projet, mais une image a déclenché une autre façon d’aborder ce voyage. Il s’agit de celle montrant un homme allongé, endormi sur le sol, à Tripoli, que j’ai faite sauvagement. Il y a dans la façon dont ce corps occupe l’espace quelque chose de très pictural et très chorégraphique. J’ai alors pensé qu’il était essentiel de photographier les corps dans ces décors.
Dans ces ruines, des motifs reviennent souvent, notamment des rideaux de magasins baissés et, en Syrie, des portraits de propagande de Bachar al-Assad. C’est la figure du monstre, qui donne l’impression d’être toujours surveillé. Curieusement, il n’y a pas un portrait officiel unique, mais plein de portraits de propagande différents. Dans la multiplication de ce visage à l’infini, jusque sur les immeubles totalement détruits et parmi les étals d’une boucherie, il y a une sorte d’hyperfiguration d’un homme qui tiendrait son pays. Et, face à cela, il y a des ruines... Quant aux rideaux métalliques, qui sont apparus au fur et à mesure que j’avançais, ils sont troués à Tripoli, réparés et repeints aux couleurs du drapeau dans les villes de Syrie qui ont été reconstruites, et totalement détruits et déformés à Mossoul. Comme je suis nourri d’histoire de la photographie, le dispositif de la vitrine ou de la devanture me semblait intéressant et nécessaire pour comprendre des choses de la région, et la capacité de l’image à nous interroger sur ce visible.
« J’ai l’impression de devenir une forme de machine à voir, le prolongement d’un appareil photographique qui représente ce qui n’est pas imaginable. »Mathieu Pernot
Dans l’exposition, vous montrez l’album de votre grand-père et des photographies trouvées dans les ruines de Mossoul. Ce sont à la fois les objets les plus réels et les plus fantomatiques.
À travers la présence des visages et ce que l’on imagine des gens, on est rattrapé par l’histoire de ceux qui ont vécu en ces endroits. Il est pourtant difficile d’établir un lien entre ces images trouvées et les lieux que montrent mes photographies. La destruction de l’espace rappelle le mauvais état de ces images et empêche de se représenter ce que fut ce monde d’avant. Il y a quelque chose de l’ordre de l’irreprésentable et de l’impensable. Je photographie ce que je vois. Ce que je veux photographier, c’est la puissance du réel. C’est un peu la même chose lorsqu’on se trouve à Nimroud [en Irak] : que peut-on imaginer de cette période de l’histoire des Assyriens ? Et comment peut-on encore comprendre la folie qu’a été Daesch ? Quand je regarde mes images, j’ai parfois du mal à croire que j’ai vu ce qui y est montré. Par exemple, cette vache dans cet immeuble dévasté, était-elle vraiment là ? Aujourd’hui, l’histoire continue : celui qui m’a accompagné à Mossoul m’a écrit pour me dire que des coffres de billets avaient été retrouvés dans le sous-sol de la banque que j’avais photographiée après son bombardement – cela me paraît invraisemblable. Il en va de même pour l’histoire du garde-corps tombé de l’immeuble de mon grand-père, face auquel je me suis trouvé : cela provoque un effet de sidération.
Il y a dans ces rencontres quelque chose qui relève presque de la nécessité... Plus on est dans le réel, moins on y croit. Quand je me trouve au pied d’une colline dans laquelle un tunnel de protection a été creusé par Daesch, à côté de la plaine où Alexandre le Grand a mené l’une des plus grandes batailles de l’histoire contre Darius III, je ne peux pas y croire... ou, plutôt, je le crois mais je ne peux pas me le figurer. Pour photographier Mossoul, je suis entré dans des immeubles qui étaient encore minés et dont les corps n’avaient pas tous été retirés ; aujourd’hui, cela ne me paraît pas croyable, et il y a beaucoup de choses dont je n’ai pas le souvenir. Au moment où je prends une photographie, ma concentration est telle que j’ai le sentiment de ne plus voir ce que je suis en train de photographier. C’est une expérience qui va au-delà du regard. J’ai l’impression de devenir une forme de machine à voir, le prolongement d’un appareil photographique qui représente ce qui n’est pas imaginable.
« Mathieu Pernot. La ruine de sa demeure », 8 mars-19 juin 2022, Fondation Henri Cartier-Bresson, 79, rue des Archives, 75003 Paris.