« Sans faire de glissements comme dans les films de [Jean-Luc] Godard, le dessin est l’essence, au sens étymologique du terme, qui conduit à autre chose. Dans le dessin, comme dans l’écriture, il y a l’idée de comprendre le monde, mais surtout de tenter d’établir une analyse formelle, critique et globale du monde. D’une approche spontanée, sensible, le dessin est encore au stade de l’intuition, au niveau philologique. »
Fils de deux professeurs de dessin, petit-fils d’un ébéniste formé à l’École Boulle mais également d’un tapissier, Mathias Augustyniak sait de quoi il parle lorsqu’il assure que « dessiner, c’est comprendre le monde ». Dessiner, c’est aussi l’habiter, car tant le mas provençal dans lequel il a grandi que la maison de vacances de son grand-oncle, où il se ressource chaque année, ont été intégralement redessinés, du jardin aux meubles. Dessiner, c’est enfin transmettre un message au monde, ce qu’il comprend à l’âge de 10 ans lorsque ses parents leur demandent, à sa sœur et à lui, de décorer leur chambre dans le mas entièrement restauré. « J’ai organisé une exposition d’une série de gouaches. Le public était très restreint, puisque seuls mes parents et ma sœur étaient invités. Évidemment, à 10 ans, c’était une démarche naïve et spontanée, un peu inconsciente, mais j’ai conservé de ce souvenir une sensation presque intacte du moment où l’enfant que j’étais est allé chercher ses parents pour les convier à découvrir cette première exposition. À l’adolescence, ma sœur a recouvert sa fresque, mais je n’ai jamais voulu cacher la mienne. Au fond, si je regarde cet événement de manière rétrospective, grâce au dessin, j’avais transmis un message à mes parents. »
Habiter le réel
Pour autant, Mathias Augustyniak s’est refusé à profiter de ses facilités lorsqu’il a été question de choisir sa voie, insistant à nouveau : « Pour moi, le dessin est un outil de perforation du réel. C’est par le dessin que j’entreprends le réel, que je tente d’en avoir une compréhension. » Il aurait été trop simple de devenir illustrateur... Ce seront l’École nationale supérieure des arts décoratifs, où il rencontre dès le premier jour Michael Amzalag, puis le parcours de M/M (Paris) que l’on connaît. « Pendant toute une période de ma vie, j’avais perdu cette notion à laquelle je ne suis revenu qu’à seulement 47 ou 48 ans, mais c’était intimement inscrit en moi...Lorsque j’ai rencontré ma compagne, je lui ai déclaré mon amour par le dessin. J’ai d’ailleurs publié cette série de vingt-six dessins, Je t’aime Laure, dans Purple, en 2013. Cette relation épistolaire contemporaine – des dessins que je photographiais pour les transmettre par e-mail – participait d’une stratégie créative que j’ai, depuis, appliquée tant au registre privé que professionnel. Auparavant, j’utilisais le dessin dans mon travail, mais il n’était pas signé. »
« Le design découle de la question : comment, en partant de toutes ces recherches, ces analyses et ces conclusions nées de mon appréhension du monde par le dessin, puis-je essayer d’habiter le réel et d’appliquer des formules dans le réel ? » De fait, le design est envisagé comme une résultante du dessin dès lors que la volonté de se projeter incite à multiplier ou répliquer à l’échelle d’une communauté une découverte. Ceci implique aussi de considérer que les formes influencent l’ensemble des personnes auxquelles elles sont offertes ou imposées. Et si le design agit tout autant qu’une œuvre d’art ou un livre, il participe ainsi activement à la création d’un monde meilleur. « Je pense souvent à une discussion que j’avais eue avec Nicolas Bourriaud dans le train qui nous conduisait au CAPC [musée d’art contemporain] de Bordeaux pour préparer “Traffic”, en 1996. Nicolas avait envisagé l’exposition comme une démonstration matérielle d’un texte critique sur l’es thétique relationnelle. Cet échange m’a beaucoup marqué, car, en soutenant que le TGV dans lequel nous nous trouvions avait une influence sur nous, j’amorçais tout un pan de la réflexion qui habite mon travail depuis. »
L’objet véhicule donc la pensée dont il est le fruit. Mathias Augustyniak reprend justement l’exemple des TGV pour poursuivre sa démonstration. « La version des trains créée par Roger Tallon était très belle. Avec Yves Klein ou Pierre Restany, dont il était proche, ils étaient des penseurs qui imaginaient et construisaient le monde. Aussi mécaniques et durs que soient ces objets, ils sont beaux quand ils sont intégrés au reste du monde. Dès qu’ils sont isolés, ils n’ont plus de goût, et c’est ce qui arrive depuis plusieurs décennies avec le dessin des TGV. »
La force du dessin
S’il se cache derrière Roland Barthes et Jacques Lacan qu’il cite comme des prolégomènes, Mathias Augustyniak mène une réflexion extrêmement originale sur la mode, dont la capacité narrative est un domaine de prédilection de M/M.
« La mode est intrinsèquement éphémère. Elle propose des visions fugaces, tandis que la pop culture “iconise” les choses. La mode appartient à tout le monde. Un personnage pop est forcément caricatural ; or la mode ne peut pas être caricaturale. Selon moi, l’un des grands jalons de l’histoire de la mode, c’est la garde-robe de Gabriele D’Annunzio qui permettait à cet écrivain, poète, idéologue étrange et sulfureux, d’exister en étant tout cela à la fois. La force de la mode est de représenter l’inconscient. Or, ce qui est infiniment délicat, c’est de fixer une image de cet inconscient. En tombant dans l’extrême, la pop culture enlève la substance même de la mode qui est de créer des personnages presque fictifs se mouvant dans une réalité à la lisière du monde. »
« Le dessin est un outil de perforation du réel. C’est par le dessin que j’entreprends le réel, que je tente d’en avoir une compréhension. »
Nous sourions lorsque le dessinateur associe les créations de Jean-Paul Gaultier pour Madonna au principe de La Peau de chagrin d’Honoré de Balzac ou à celui du Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde pour expliquer qu’on ne se rappellera plus que de cela, puisque tout le reste aura été balayé par ces images. Mais le fervent admirateur du geste de la main ne fait qu’un détour pour mieux étayer son plaidoyer en faveur du dessin : « Karl Lagerfeld appliquait une stratégie ou une rhétorique warholienne. On ne se remémorera que difficilement ses vêtements, puisqu’on oublie facilement leurs constructions formelles. On se souviendra en revanche des syndromes ou des symptômes de Karl Largerfeld, puisque son dessin est lié à l’actualité qu’il décrit. Ce n’est pas une œuvre poétique mais politique. Avec le temps, on sera peut-être à même d’analyser la superstructure, pourtant invisible, car trop contemporaine. À l’inverse, on gardera longtemps en tête les créations de Martin Margiela, de Comme des Garçons et sans doute également d’Yves Saint Laurent. Les dessins de ce dernier étaient une prise de parole d’un écrivain, d’un orfèvre du mot, alors que ceux de Largerfeld sont l’œuvre d’un idéologue. » Par le dessin, le créateur habite le réel, mais s’inscrit aussi durablement dans nos songes et nos souvenirs.