Lorsque j’ai filmé The Hero en 2001, j’étais en deuil de mon père. Vojo était un héros national, un soldat qui a combattu les nazis avec les partisans yougoslaves, des communistes dirigés par Tito. C’était un très bel homme, avec un visage fort et sévère, une chevelure épaisse et puissante. Sur les photos de lui prises pendant la guerre, il est presque toujours monté sur un cheval blanc. Il a combattu avec un groupe armé qui faisait des raids éclair sur les Allemands. Il lui a fallu un courage exceptionnel. Beaucoup de ses amis ont été tués à ses côtés.
Dans The Hero, je suis assise sur un cheval blanc, comme mon père le faisait si souvent, et je tiens un grand drapeau blanc qui flotte
au vent. Pourquoi un drapeau blanc ? Mon père ne s’est jamais rendu. Mais il était capable de me surprendre. Je me souviens qu’en 1968, alors que les étudiants de Yougoslavie manifestaient contre le gouvernement pour réclamer la liberté et des droits, il a fait quelque chose d’héroïque qui m’a impressionné non seulement par sa bravoure mais aussi par sa solidarité et sa compassion. Beau dans son imperméable et sa cravate, les cheveux coiffés majestueusement, il s’est tenu au milieu de la place Marx et Engels et a prononcé un discours passionné dans lequel il renonçait à son appartenance au parti communiste et dénonçait la « bourgeoisie rouge » de Yougoslavie, qui contrôlait le gouvernement. Au point culminant de son oraison, il a jeté sa carte de membre du parti dans la foule – un geste étonnant. Tout le monde a applaudi à tout rompre. J’étais si fière de lui. En 2001, Vojo est mort. Le blanc est aussi la couleur de la mort. En fin de compte, nous devons tous nous rendre pour que les choses changent.
Aujourd’hui, l’œuvre que j’ai réalisée en hommage à mon père a une toute nouvelle vie. Une œuvre que j’ai initialement réalisée en 2001 est désormais présentée tous les soirs pendant trois mois sur les Piccadilly Lights de Londres et sur d’autres écrans importants à Séoul, Milan, Berlin, Dublin, Tokyo et New York, dans le cadre de ma commande Circa 2022. Elle apparaît sous une nouvelle forme, écrite pour faire écho au Artist’s Life Manifesto [Manifeste de la vie d’artiste] que j’ai réalisé en 2011, intitulé The Heroes’ Manifesto.
Ce changement – passer d’un manifeste pour les artistes à un manifeste pour les héros – se produit maintenant, car le courage et l’héroïsme sont les qualités qu’exige l’époque dans laquelle nous vivons. En ce moment, nous vivons un moment tellement étrange : nous détruisons notre planète et nous voyons des guerres se dérouler partout dans le monde. Que peut faire un artiste ? Ce n’est pas l’art qui va nous sauver. Aujourd’hui, je dis aux gens que nous devons être capables de nous adapter. En ce moment, nous avons besoin de héros ; moins d’artistes mais plus de héros.
Notre planète a besoin de héros non corrompus, dotés de moralité, qui incarnent le courage et apportent un réel changement. Chaque jour présente un paysage bancal, incertain, en constante évolution. Sur le réseau d’écrans Circa, nous avons ce cheval blanc. Ce drapeau blanc. Ce beau paysage. Nous avons besoin de héros qui peuvent apporter une nouvelle lumière pour nous éclairer. Des héros qui peuvent nous inciter à être meilleurs, et à travailler ensemble, et non les uns contre les autres. Des héros qui se soucient de nous.
Aujourd’hui, ce héros pourrait être Txai Surui, une jeune militante pour le climat, seule femme autochtone à prendre la parole lors de la conférence sur le climat de la Cop26, qui a mis les dirigeants mondiaux au défi de prendre des mesures énergiques et nous a rappelé qu’« il faut toujours croire que le rêve est possible ». Ce pourrait être Nadya Tolokonnikova des Pussy Riot qui a récolté 6,7 millions de dollars dans les premiers jours qui ont suivi l’invasion russe pour soutenir l’Ukraine. Ou encore le président Volodymyr Zelensky, qui se présente seul en leader courageux, à une époque où la moralité de nos politiciens est au plus bas. En 2022, le drapeau blanc que j’ai tenu il y a toutes ces années représente la paix.
Cette œuvre est désormais un appel mondial à de nouveaux héros. Aujourd’hui, les héros peuvent venir avec des drapeaux blancs. Ils peuvent se présenter sous de nombreuses formes : pacifistes, féminins, autosacrifiés, collectifs. La première chose que vous voyez à l’écran est une femme sur un cheval. Sa Sainteté le Dalaï-Lama a déclaré que, la prochaine fois, il ne se réincarnera pas en homme mais en femme. Enfin. Les femmes ont un type d’énergie différent. Mais il y a plus que cela. Il a toujours été très important de créer des images fortes. Je ne peux pas prédire ce que chaque personne qui regarde The Hero en retirera. Comme le disait Marcel Duchamp, c’est le regardeur qui fait l’œuvre. Pourquoi cette posture héroïque, avec le cheval qui domine le paysage ? Pourquoi ce paysage est-il là ? Tout cela est sans réponse, je veux que le public fasse l’œuvre en formulant sa propre interprétation, qu’il y voit la propre idée qu’il se fait de l’héroïsme.
Mon philosophe préféré, Noam Chomsky, a dit un jour : « Nous ne devrions pas chercher des héros, mais plutôt de bonnes idées. » En ce moment, je pense que nous avons besoin des deux. Tout d’abord, nous devons nous demander qui peut apporter les solutions dont nous avons besoin. Les héros – ceux qui sacrifient tout – peuvent apporter une nouvelle lumière pour éclairer ce monde. Ces nouveaux héros sont ceux que j’ai décidé de soutenir, à partir d’aujourd’hui.
Il s’agit vraiment de trouver des solutions à ces catastrophes. Ces solutions sont la raison pour laquelle je crée ma première collection de NFT, The Hero 25FPS. Je n’ai jamais eu l’intention de créer un NFT – c’est arrivé par surprise. Comme toutes mes performances précédentes, il y a toujours une part de risque. Je n’ai pas fait de NFT pendant un certain temps, car j’avais besoin de trouver la bonne idée qui fonctionne vraiment. Il s’agit d’un médium tellement nouveau pour moi que j’ai tout de suite pensé à un moyen de me rattacher à une certaine forme d’histoire ou d’art de la performance.
La première chose qui m’est venue à l’esprit est l’année 1959, lorsque Yves Klein, sur un pont sur la Seine, a vendu à ses collectionneurs une Zone de Sensibilité Picturale Immatérielle pour atteindre une immatérialité parfaite. Cette œuvre simple consistait à vendre un espace vide, en échange d’or. Si l’acheteur le souhaitait, l’œuvre pouvait ensuite être complétée par un rituel élaboré au cours duquel l’acheteur brûlait le reçu et Klein jetait la moitié de l’or dans la rivière. Tout ce qui restait n’était que cendres dans la rivière. Si vous pensez à l’art de la performance, il s’agit toujours d’immatérialité. Vous ne pouvez pas encadrer et accrocher une performance au mur. À mon avis, ce moment rituel a déclenché le conceptualisme et m’a influencé très tôt dans mon développement en tant qu’artiste de la performance.
Je vends chaque image individuelle de The Hero (2001) dans le cadre de The Hero 25FPS, qui signifie images par seconde. Comme dans toutes mes œuvres, le public fait l’œuvre. Ma première performance sur la blockchain invitera les gens à acheter soit une seule image (en jpeg) soit une séquence d’images (en gif) pour acquérir du temps. Ensuite, un pourcentage prélevé financera un nouvel héroïsme.
Comment ? J’invite les personnes travaillant dans le domaine du Web3 à soumettre des idées sur le site nft.circa.artwebsite. Des idées qui font du monde un endroit meilleur et plus beau. Les personnes qui font preuve d’une vision héroïque recevront ensuite une subvention dans les mois à venir. Je veux voir quelles autres idées les gens ont dans cet espace Web3 pour aider à sauver notre planète. Les subventions que nous accorderons à partir de The Hero 25FPS constituent ma modeste manière de contribuer à cet avenir.
Je ne sais pas à quoi ressembleront les gagnants de la bourse aux héros. Je lance le filet au large. Gavin Wood, qui a inventé le terme Web3 en 2014, a déclaré que les technologies décentralisées sont le seul espoir de sauver la démocratie libérale. Nous commençons à voir comment elles peuvent faire la différence dans le monde. Le projet Bail Bloc, une application développée par le magazine culturel The New Inquiry, permet à quiconque d’offrir bénévolement sa puissance de calcul numérique pour frapper des crypto-monnaies qui servent à payer les Américains ne disposant pas de fonds pour payer leur caution pour sortir de prison. J’ai été intéressée par les DAO, des « organisations autonomes décentralisées » qui appartiennent à leurs membres et fonctionnent de manière transparente sur Internet. L’une de ces organisations, la DAO Cowgirl, collecte des fonds pour le droit à l’avortement en vendant des NFT d’art cowgirl. Lancée en mai à Dallas, avec le travail de la photographe et artiste Molly Dickson, elle vise à contester la terrible nouvelle de l’annulation de l’arrêt Roe v. Wade par la Cour suprême, et à continuer à assurer l’accès de toutes au droit à l’avortement.
Si les projets Web3 peuvent venir en aide aux victimes de la guerre, réunir des familles divisées par la prison et rétablir l’accès à la santé, je veux découvrir quels autres impacts héroïques ils peuvent avoir dans le monde réel. Je dirais aux jeunes de Web3, n’abandonnez pas. Parce que vous êtes l’avenir. Vous avez une vision, mais il faut du temps pour qu’elle devienne une vision de grandeur. Ça ne se fait pas du jour au lendemain et ça peut demander beaucoup de travail.
Nous avons besoin de personnes capables d’apporter une nouvelle lumière.
Pour moi, le monde entier a toujours été divisé en deux
catégories : les originaux et ceux qui suivent. Les originaux ne
sont pas seulement des artistes, mais aussi des scientifiques, des
médecins, des créateurs de mode, des cinéastes et des écrivains. Lorsque j’ai fondé l’Institut Marina Abramović, il avait pour vocation de favoriser un dialogue entre la science, l’art, la technologie et même la spiritualité, tout cela étant immatériel. De nombreux originaux produisent des choses tangibles, mais d’autres pratiques – la musique, le théâtre et l’étude du monde naturel – sont essentiellement immatérielles. Aujourd’hui, nous avons besoin de personnes ayant cette vision pour créer de nouveaux modes d’apprentissage et des formes d’art qui n’ont même pas encore été inventées. Nous avons besoin de personnes capables d’apporter une nouvelle lumière.
J’ai déjà dit que l’art ne va pas nous sauver. Mais ce sont les idées qui nous sauveront. Et l’art peut contribuer à faire germer ces idées. Des images fortes peuvent aider. Et un message fort. Le reste, je le laisse ouvert. Je ne me détournerai jamais de l’art mais je suis excitée par les possibilités qui se trouvent à côté de lui – et au-delà. L’art existera toujours. Puisque l’humanité existe, l’art existe. Aujourd’hui, nous avons besoin de héros.