Quel a été votre premier choc esthétique ?
Probablement la contemplation, dans mon enfance, d’illustrations dans les livres de biologie ; je passais des heures à regarder les cycles naturels, les formes animales, l’astronomie. Le cinéma aussi, les films de science-fiction ont été marquants. Je naviguais entre ces deux mondes. Mes parents avaient des livres sur l’art classique, l’art moderne, les surréalistes, mais cette découverte a été progressive, pas un choc initial. Après seulement est venu l’art conceptuel.
Vous avez fait vos études à l’École nationale supérieure des arts décoratifs, à Paris. Quel souvenir gardez-vous de cette période ?
J’étais avec des gens qui s’intéressaient à Keith Haring – ce qui était aussi mon cas. Parallèlement, je faisais de l’agit-prop ; j’ai navigué entre le mouvement punk et des activités politiques avec des autonomes. De là vient, dans mon travail, ce qui est de l’ordre de l’action et de l’esthétique liée – Dada, puis Marcel Duchamp, John Cage, Allan Kaprow... Être impur. Ces amis et moi faisions des choses dans la rue. Je n’ai pas un grand souvenir de l’école, sinon d’amitiés. Disons que j’utilisais le matériel.
À la fin des années 1980, vous avez fait partie d’un groupe comprenant Claude Closky, Pierre Bismuth, Xavier Veilhan... Vous interveniez, comme vous venez de le dire, dans l’espace public. Sous quelle forme précisément ?
Il s’agissait d’interventions temporaires sur des panneaux publicitaires. Sur ce support préexistant, nous collions des affiches peintes, qui se voyaient à leur tour recouvertes par une nouvelle affiche. Notre travail apparaissait puis disparaissait. Cette temporalité continue à m’intéresser. Daniel Buren l’avait fait avant nous, différemment. Il présentait son travail en face de l’école dans « À Pierre et Marie. Une exposition en travaux » [du 23 janvier au 15 mars 1983, église désaffectée, 36, rue d’Ulm, à Paris, NDLR]. J’ai également gardé de ce moment-là l’idée de collaboration.
Vous avez ensuite développé des collaborations à géométrie variable avec d’autres artistes : Philippe Parreno, Dominique Gonzalez-Foerster, Rirkrit Tiravanija, Liam Gillick, Carsten Höller, mais aussi des architectes (François Roche), des écrivains (Douglas Coupland), des musiciens (Pan Sonic). En quoi cette approche collective vous apparaît-elle fructueuse dans le processus créatif ?
Je poursuis ces collaborations avec diverses personnes. J’aime être dérégulé pour échapper au trop déterminé, au compact, et me transformer. Leurs pensées parasitent ma réflexion. Elles sont des « troubleurs » nécessaires qui altèrent ma grille de lecture ou ma façon de faire. Cela passe par la curiosité, des rencontres avec d’autres, mais aussi avec un livre de philosophie ou un roman : Philip K. Dick, Jorge Luis Borges, Raymond Roussel... L’Invention de Morel d’Adolfo Bioy Casares. Je cite régulièrement Tristan Garcia. Collaborer avec autrui, c’est renégocier constamment ce que l’on pense être acquis ; il faut se repositionner ou, à l’inverse, soutenir une idée, une conviction, qui semble juste et la confronter. À certains moments, ces rencontres font somme, se rassemblent, les décisions sont prises en tenant compte de plusieurs subjectivités, et l’on tend vers une subjectivité mouvante.
En quoi « L’Invention de Morel » d’Adolfo Bioy Casares a-t-il été un livre important ?
Je le garde comme méthodologie. J’aime cette île-machine à virtualité qui opère seule. La marée active de façon récurrente une machine qui déploie l’enregistrement sensoriel d’un moment se répétant à l’endroit où il s’est déroulé. Comme un hologramme, il se superpose au monde physique. Le réel est augmenté, le virtuel entre dans l’actuel. Plusieurs espaces cohabitent dans le même temps et plusieurs temps dans un même espace. Vers la fin du roman, le protagoniste s’encode dans la machine par amour pour une femme-image. Il deviendra image pour être avec elle, tout en étant à jamais séparé d’elle. Bioy Casares a écrit ce roman poussé par le désir, en tant que spectateur, de traverser l’écran pour rejoindre Louise Brooks dans ses films. Il y a cette idée d’une image vivante, avec laquelle on peut entrer en symbiose – ce qui engendre, de fait, une séparation irréversible. C’est aussi un très beau roman sur la perception et la conscience. Autant de choses qui m’ont fasciné.
Concernant la dimension collaborative, interdisciplinaire de votre travail – cette porosité qui crée les conditions de l’invention –, s’agit-il aussi de remettre en jeu les acquis en tissant de nouvelles relations pour mieux abolir les frontières entre les disciplines ? Et, ainsi, faire bouger les lignes de la définition de ce qu’est une œuvre d’art ?
Il s’agit d’une tension entre des choses qui produisent des contraintes. Des éléments a priori hétérogènes qui se mettent à converser ou refusent de le faire suscitent des accidents. Apparaît alors ce qui relève de la nouveauté, qui n’est pas encore catégorisé ou qui ne demande pas à l’être. On le voit chez les jeunes enfants, à un âge où ils n’ont pas appris à le faire : ils font des sauts d’un type de réalité à un autre. Pour eux, il n’y a pas alors de séparation des choses. Je l’ai observé chez ma fille. Imaginer quelque chose consiste à trouver des modalités, des fictions, des possibles pour éviter de reprendre les mêmes trajets, les mêmes processus mentaux, d’enchaîner les idées selon la même route, et ainsi accéder à des mondes autres. C’est une façon de trouver des bifurcations, des outils, des jeux pour faire émerger l’inattendu, faire émerger un sens auparavant indistinct. Ce décloisonnement des disciplines offre une très grande liberté, mais l’entrelacement des choses, la porosité entre elles ne sont pas en soi une finalité – si tant est qu’il y en ait une...
Vous avez récemment dévoilé « Variants », votre plus grande pièce in situ à ce jour, conçue pour le parc de sculptures du Kistefos Museum, situé à Jevnaker, au nord-ouest d’Oslo, en Norvège. Cette commande inaugure une zone régulièrement inondée, jusqu’alors inaccessible. Comment est né ce projet ? Quel est son modus operandi ?
Cela pourrait être : comment une chose accueille-t-elle les possibles d’elle-même ? Comment ce qui pourrait être ou aurait pu être infiltre-t-il l’actuel et s’y confond-il ? Ou comment une simulation, sensibilisée à son environnement, réagit-elle et modifie-t-elle le monde qu’elle a simulé ? Variants est un travail permanent, mais je voulais qu’il évolue dans le temps. Le site est une île [sur la rivière Randselva]. Au début, j’ai pensé à une entité réunissant deux milieux : simultanément une île et une possibilité d’elle-même dans une réalité alternative et qu’elle devait comprendre. L’île, entièrement scannée, est devenue l’environnement d’une simulation. Les deux milieux, physique et digital, sont perméables. D’un côté, un ensemble de réseaux neuronaux artificiels, des algorithmes génèrent des formes à partir de ce qui a été scanné sur le site : morceaux de détritus, pierres, arbres, animaux, ainsi que des sons... De l’autre, des capteurs répartis sur toute l’île saisissent des variations du milieu naturel en temps réel. Selon l’ouverture aléatoire d’un barrage en amont de la rivière, cette île est partiellement recouverte d’eau. Les variations dans le vivant, les événements physiques, chimiques, le niveau de l’eau modifient le comportement des mutations dans la simulation. Il y a une perpétuelle tension, un conflit entre ce qui génère les mutations et ce qui les transforme, cela les façonne et durera tant que ce projet existera.
Certaines mutations sortent de la simulation et se manifestent physiquement sur l’île, à l’endroit où elles se situent dans la simulation. Elles sont imprimées en volume dans différents matériaux (bois, éponge, sucre, sel, cire, métal, silicone...). Il y a, par exemple, des mutations de squelette de renne, de détritus industriels, de nids d’abeilles, de champignons. Certains de ces matériaux vont s’altérer, se décomposer et « contaminer » l’île avec une possibilité d’elle-même encore inconnue, changeant son apparence. Dans Variants, de nombreux éléments, dormants, ne se manifestent pas immédiatement. J’en suis arrivé à me dire que je devais faire des choses non remarquables ou qui, d’emblée, n’ont pas à être intéressantes comme condition de leur existence. Lorsqu’on traverse l’île [en suivant un chemin rehaussé en grille métallique pour les crues, NDLR], on peut ou non remarquer ces mutations. Mais, une fois que l’on a découvert la simulation sur l’écran au bout de l’île, tout devient suspect, susceptible de provoquer une attention accrue. On peut se mettre à douter de sa propre simulation, naturelle, elle peut s’augmenter de possibles. Certains éléments qui n’auraient pas été vus à l’aller peuvent l’être au retour. D’autres, par exemple des mutations vues dans la simulation à l’intérieur d’une chose, un détritus industriel, resteront à imaginer en voyant ce même détritus sur l’île actuelle. Le réel est l’actuel et ses possibles. Continuellement façonnée par les eaux de crue environnantes, l’île n’est ouverte à la visite qu’au printemps et en été. Mais, qu’il soit immersif ou par moments impénétrable, Variants poursuit indifféremment sa propre existence toute l’année, jour et nuit, y compris en l’absence de présence humaine.
Le principe d’interaction, de flux, habite vos œuvres. En quoi la modification de formes de vie intelligentes, biologiques, technologiques et de matières vous semble-t-elle un terrain fertile pour développer une recherche et, a fortiori, sa traduction visuelle ?
C’est ce coefficient de modification qui m’intéresse, une matière sensible ayant une certaine forme d’intelligence ou d’activité. Quand les réseaux d’apprentissage profond ont fait leur apparition, ils ont appris par eux-mêmes ; pouvant être imprévisibles, ils sont entrés comme d’autres acteurs dans mon travail, vie inorganique à côté d’éléments biologiques. Il y a des perméabilités, parfois des indifférenciations. Plusieurs intelligences concourent à générer quelque chose qui se modifie dans le temps, à produire un milieu traversé par des incidences, des contingences. Une fois instauré un milieu sensible, je le laisse être et développer une certaine « agence », « sentience ». C’est une altérité, un étranger qui nous perçoit et apparaît à son gré. L’exposition est un rituel qui doit échapper à une expérience asymétrique, je cherche donc à créer une entité qui n’ait pas besoin du regard pour exister. Si le visiteur, témoin, affecte inévitablement un environnement, celui-ci peut également évoluer sans sa présence.
Notre relation au vivant est un thème éminemment dans l’air du temps, traversé par la pandémie, la crise environnementale, le réchauffement climatique... Dans quelle mesure votre réflexion a-t-elle à voir avec cette prise de conscience écologique de l’Anthropocène ?
De fait, c’est omniprésent dans l’actualité, générant réflexion et littérature. Je m’y suis attaché à un moment où la société n’en faisait pas encore une valeur ni une morale, au moment où les pensées non anthropocentriques ont émergé, non parce que j’y étais plus sensible, mais par intérêt depuis l’enfance. Je comprends l’attention et l’agir face au dérèglement climatique, aux mutations écologiques, aux effets en retour, le décentrement nécessaire de l’humain... J’ai plus de mal avec ceux qui en font un drapeau. Dans ce que je crée, le vivant est là pour sa capacité à se modifier, à apprendre, et pour sa contingence, mais il peut aussi être dépassé. Ce n’est pas parce qu’il y a soudain une prise de conscience que cela doit devenir un sujet, un topic. Je ne sais pas si l’art apporte des réponses sur des enjeux sociaux ou éthiques. Pour reprendre une phrase de Lawrence Weiner, je produis de la perplexité ; cela reste éventuellement énigmatique, inconnu, voire étrange. Il s’agit d’induire une incertitude productive plutôt qu’une vague illustration ou réaffirmation des conditions du présent telles que communiquées par les sciences.
Au Centre Pompidou, à Paris, en 2013, une sculpture à la tête occultée par une ruche et une chienne à la patte rose cohabitaient avec votre film sur une expédition en Antarctique (« L’Expédition scintillante »). Que ce soit une forêt reconstituée le temps d’une rotation terrestre dans l’Opéra de Sydney (« Forest of Lines », 2008) ou une expérience mise en scène dans l’ancien musée des Arts et Traditions populaires à Paris, ayant donné lieu à un film du même nom (« The Host and the Cloud », 2009-2010), vos œuvres semblent conçues comme des scénarios. La dimension narrative y tient une place centrale. S’agit-il autant de créer des formes, des images que des récits ?
Ce sont des scénarios ouverts sur un champ de possibles, aux fictions extradiégétiques, hors histoire. La forme du récit m’intéresse si elle échappe à la linéarité. Les formes sont habitées de récit, même si non humaines ou inattendues. L’idée de la simulation est arrivée récemment pour naviguer à travers la contingence. C’est la réponse à un statut de crise perpétuelle où la stabilité et son illusion n’existent plus. L’état de vulnérabilité des choses est devenu clair pour tout le monde. L’instabilité, l’impermanence, le changement sont des choses permanentes. Dans Variants, la caméra virtuelle qui circule dans la simulation change constamment de comportement. Elle est à certains moments nerveuse, à d’autres calme, distraite, elle oublie ou se montre obsessive, elle navigue dans un monde imprévisible et témoigne de ses contingences.
Comment naissent un projet, une exposition ? Un paysage physique, intellectuel se dessine-t-il à partir d’un contexte ?
J’essaye de trouver la particularité d’une situation dans laquelle je dois intervenir tout en continuant à construire ce que je fais, puis je m’efforce de tisser les deux. L’un des personnages prédominants du projet à Kistefos n’est pas l’île, mais l’eau du barrage qui, de temps en temps, la submerge. Cette récurrence fluctuante en modifie la forme et permet de mettre en place une réflexion plus abstraite. Cela peut s’opérer rapidement ou, parfois, prendre du temps – sans compter les impondérables, comme une pandémie.
Un projet se nourrit-il des précédents ?
Les projets précédents servent de briques, mais ils ont une plasticité et peuvent changer. Je vois en eux ce que j’aurais aimé faire autrement, ce que je n’ai pas vu ou ce que j’ai lu comme important, alors que ça ne l’était pas et que je le découvre a posteriori. Parfois, un projet ne suffit pas pour amener une idée à son développement. Il en faut un autre, ou deux, ou trois... Le risque, c’est la répétition. Tant qu’il y a variation, que l’on peut jouer avec une idée, ça continue. Mais, une fois celle-ci épuisée, et avant qu’elle ne devienne une formule, j’essaye de trouver différents moyens pour me surprendre, ne pas savoir à l’avance, être un témoin qui découvre comment cela va se manifester, apparaître. L’enjeu est de me perdre.
Le Kunsten Museum of Modern Art Aalborg, au Danemark, vous consacre une exposition intitulée « Offspring » (25 mai-30 octobre 2022). Quel en est le principe ? On y voit notamment « Zoodram 2 » (2010-2021), un aquarium vivant récemment acquis par le musée…
Là aussi, chaque œuvre est sensibilisée et réagit aux autres. Étant plus anciennes que Variants, elles ont une faible capacité à se modifier en fonction de leur environnement, mais suffisante pour que leurs sens deviennent perméables.
Vous avez présenté à l’été 2021 dans la Grande Halle du Parc des ateliers, à LUMA Arles, l’installation « After UUmwelt » . Pouvons-nous revenir sur ce projet hors norme ?
Il s’agit du prolongement d’UUmwelt, exposé fin 2018 aux Serpentine Galleries, à Londres. J’avais travaillé avec des spécialistes en interface cerveau-machine au Japon, qui utilisent des IRM pour capter l’activité cérébrale au moment où une personne imagine quelque chose. Cette captation passe par plusieurs réseaux neuronaux artificiels qui génèrent une image. C’est une coproduction d’imagination entre deux intelligences. Ce qui m’a intéressé, ce n’est pas l’image finale imaginée, mais le processus de la machine essayant de deviner ce signal, de l’optimiser. Il en résulte des images informes qui changent extrêmement rapidement, comme des chimères instables. Le temps que l’œil humain perçoive ce que pourrait être un visage, une machine ou un fossile, l’image s’est déjà modifiée. Pour celui qui en fait l’expérience, le même processus se produit dans le cerveau. J’ai demandé à une personne d’imaginer différentes choses, et les résultats ont été présentés sur plusieurs écrans. À LUMA, j’ai disposé des capteurs dans l’espace d’exposition qui saisissaient le visage des visiteurs, la température, la qualité du sol, l’ensoleillement, l’humidité... En fonction de ces données, le même réseau neuronal artificiel générait d’autres images. Certaines de ces images mentales se manifestaient dans l’espace physique ; une imagination se matérialisait et se diffusait. Ces formes faites de matériaux à la fois synthétiques et biologiques se décomposent. Il y avait aussi un incubateur contenant des cellules cancéreuses, dont la division enclenchait la production de nouvelles images, une métastase des idées.
L’anthropologue Philippe Descola, dans un entretien qu’il nous a accordé lors de la parution de son ouvrage « Les Formes du visible », a déclaré au sujet de cette installation : « Pierre Huyghe crée là un écosystème au sens littéral du terme, c’est-à-dire un ensemble d’interactions entre des machines, des points de vue humains, un dispositif de cellules cancéreuses qui se divisent et activent des productions d’images… ce sont des choses entièrement nouvelles […]. Je trouve intéressant de tenter de sortir de la confrontation entre humains et non-humains et de trouver des formes hybrides d’interaction entre les différents éléments du monde. » Que vous inspire ce propos ?
Cette lecture de Philippe Descola me fait plaisir, connaissant l’endroit qu’il travaille. Je n’ai pas encore eu la chance de le rencontrer, ni eu le temps de lire son livre Les Formes du visible. L’année qui s’est écoulée a été intense, mais je suis son travail, comme celui d’autres penseurs et philosophes. Je lis ici et là un article, un ouvrage, une conférence. Plutôt que le terme « écosystème », j’utiliserais aujourd’hui celui de « milieu », qui est moins déterminé par un système. Ce qui m’intéresse, c’est de construire un milieu hétérogène dans lequel l’humain n’est que résiduel, diffusé dans d’autres formes, et où d’autres éléments a priori incompatibles sont dédomestiqués, entament des hybridations ou des indifférenciations.
Quel regard portez-vous sur l’évolution de votre travail depuis vos débuts ?
Difficile à dire. Je n’ai pas l’habitude de regarder en arrière, je suis plutôt curieux des possibles du moment. Quand je doute, il me semble que je n’ai rien accompli. Tout dépend de l’échelle à laquelle on regarde, tout peut être rendu fragile. Par moments, je perçois des récurrences, inconscientes, qui traversent mon travail. Une chose que je n’avais au préalable pas bien comprise, cherchant sans cesse à changer, bifurquer, être multiple – c’est le temps nécessaire au développement d’une idée, d’un projet, pour rendre fort quelque chose, pour s’approcher d’un désir. En raison du décalage imposé par le Covid-19, le projet Variants a pris trois ans. Or, cela fait déjà deux ans que je réfléchis à la suite.
Votre installation « Le Château de Turing » dans le Pavillon français de la 49e Biennale de Venise, en 2001, a obtenu le Prix spécial du jury. Vous avez exposé dans les plus prestigieuses institutions et manifestations internationales. Quelle est, à vos yeux, l’exposition la plus importante dans votre parcours à ce jour ?
L’exposition est un objet en soi que je travaille depuis le début. Le projet No ghost just a shell [dispositif vidéo conçu avec Philippe Parreno, mettant en scène Annlee, un personnage de manga acheté sur catalogue par les artistes, NDLR] était important, mais je retiendrai Untilled dans le Karlsaue Park, à Cassel [documenta 13, 2011-2012]. Il me semble que s’ouvre là quelque chose, dont les rémanences persistent dix ans plus tard. Lors de la préparation de The Host and the Cloud, j’avais trouvé des outils que je n’avais pas pu mettre en action dans ce projet, mais ces réflexions ont ensuite permis de créer Untilled. Puis, After Alife Ahead [Skulptur Projekte Münster, 2017] a été un développement de la même idée avec d’autres types d’intelligences, qui m’a permis de préciser que l’utilisation du vivant sert à réfléchir à la contingence.
Quels sont vos projets en cours ?
Depuis deux ou trois ans, je réfléchis à une langue qui pourrait s’inventer, se construire dans le temps en recourant à des réseaux de neurones artificiels, au contact d’un environnement. Un langage ni humain ni animal. Depuis UUmwelt, je me suis fait la réflexion que ces images mentales créent un langage. J’ai commencé à travailler avec des chercheurs de la University of California, à Berkeley, sur la langue elle-même, et sur une bouche artificielle qui la prononcerait. Je pense à André Cadere, qui allait d’exposition en exposition avec son bâton constitué de cylindres de couleur empilés; en fonction de l’endroit qu’il traversait, le « codage » du bâton [le nombre de cylindres et leur couleur] se modifiait et se développait. J’aimerais voir émerger de la communauté de choses sur lesquelles j’ai travaillé ces dernières années une langue qui se construirait dans le temps de son exposition – la première est prévue dans un an. Il y aurait un apprentissage dans différents milieux, permettant au fur et à mesure son élaboration et un échange, même faible.
Comment résumer votre philosophie en tant qu’artiste et, plus largement, dans l’existence ?
J’ai du mal à élire une seule vérité, à me plier à l’exercice de la réduction à une formule. Dans ce que je fais, dans mon rapport au monde, je dirais que je joue tout en essayant de développer une pensée construite. Je pourrais aussi reprendre le titre du livre de Tristan Garcia : Laisser être et rendre puissant [à paraître aux éditions PUF]. Je me retrouve dans cette tangente, dans ce qui est tangent.
Pierre Huyghe, « Variants », visible depuis juin 2022, Kistefos Museum, Samsmoveien 41, Jevnaker, Norvège.