La Biennale de Lyon revient trois ans après la précédente édition et une période marquée par la pandémie de Covid-19. Pour les deux commissaires de cette édition, Sam Bardaouil et Till Fellrath, entre-temps nommés à la tête de la Hamburger Bahnhof – Museum für Gegenwartskunst à Berlin, la préparation de l’exposition s’est faite souvent par l’intermédiaire de réunions Zoom, face à des personnes en souffrance par rapport à la situation. Le titre de la Biennale, « Manifesto of fragility » (Manifeste de la fragilité), est directement issu de ces échanges, de la période et du ressenti des commissaires.
Dans leur cheminement, ils n’ont pas seulement souhaité accueillir des artistes actuels mais aussi ancrer la manifestation comme jamais auparavant dans l’histoire et l’histoire de l’art, en privilégiant le rapport au local, c’est-à-dire à Lyon. À côté des expositions proprement dites, les commissaires ont aussi identifié un certain nombre de « lieux d’intérêts » dans la ville qu’ils invitent les visiteurs de la biennale à découvrir (rue de la Quarantaine, Poste Antonin Poncet, cimetière de Loyasse…). Il n’est ainsi pas étonnant que la manifestation s’aventure ainsi cette année jusque sur colline de Fourvière, à l’ombre de sa basilique. Des artistes présentent leurs œuvres au Musée de Fourvière, à l’instar de la vidéo sur trois écrans de Mali Arun centrée sur un parc d’attractions (Wunderwelten, 2022) mais aussi des éléments d’appareils technologiques qui prennent l’apparence de fragments de minéraux semblant tout droit sortir d’un musée d’histoire naturelle, des pièces de Julian Charrière (Metamorphism, 2016). À proximité, la Biennale vient aussi tutoyer le prestigieux passé romain de la cité, celle de capitale des Gaule, au Lugdunum – Musée et Théâtre romain. Là, dans le bâtiment brutaliste de Bernard Zehrfuss inauguré en 1975, Jean Claracq et Giulia Andreani viennent disperser leurs peintures, Filwa Nazer suspend ses œuvres textiles au-dessus de mosaïques romaines… Le parcours dans la ville se poursuit jusqu’au musée d’histoire de Lyon – Gadagne pour tisser encore davantage de liens avec le passé de la cité. Là, Hannah Weinberger présente une œuvre sonore dans la cour Renaissance, la plus grande de Lyon, tandis que d’autres artistes – Léo Fourdrinier, Kim Simonsson, Zhang Yunyao… – exposent dans les petites salles datant du XVIe siècle, jusqu’à une affiche signée Napoléon, une adresse à la cité lyonnaise datant de 1815 ! Rarement auparavant la Biennale d’art contemporain de Lyon n’a tissé des liens aussi ténus avec l’histoire de la ville et avec les institutions qui en diffusent la mémoire.
L’un des cœurs de la manifestation reste les Usines Fagor, vaste friche industrielle qui avait donné du fil à retordre aux précédents commissaires de la manifestation. Sam Bardaouil et Till Fellrath ont su concevoir un parcours plus structuré dans une scénographie inspirée des échafaudages de chantier. Ici aussi, le lien avec le passé est prégnant, depuis les sculptures issues de la collection du musée des Moulages – Université Lumière Lyon 2 jusqu’aux peintures en attente de restauration provenant des collections du musée des Hospices civils de Lyon, avec des toiles d’après Raphaël (Le Mariage de la Vierge) ou Rubens (La descente de Croix), ou encore un sarcophage datant de l’Antiquité tardive conservée dans les collections de Lugdunum – Musée et Théâtre romain.
Dans ce « Manifesto of fragility », qui traverse le temps et les époques, les artistes se tournent eux aussi vers le passé et l’histoire de l’art. Joana Hadjithomas et Khalil Joreige présentent au début du parcours leur vidéo Where is my mind ? mettant en scène des têtes sculptées en pierre filmées dans plusieurs musées archéologiques. Plus loin, Gabriel Abrantes compte dans Les extraordinaires Mésaventures de la Jeune Fille de Pierre (2019) les pérégrinations d’une sculpture antique qui s’est échappée du musée du Louvre. Quant à Julio Anaya Cabanding, il a, dans Théodore Chassériau, Le Christ au Jardin des Oliviers (une commande de cette édition de la Biennale de Lyon), reproduit sur carton abandonné un tableau du peintre du XIXe siècle pour lui donner un aspect totalement défragmenté. Autre commande, celle de Markus Schinwald qui propose une vaste installation mettant en scène des pièces issues de plusieurs musées lyonnais déjà cités. Ailleurs, la question de la ruine est aussi très présente dans le travail de la Saoudienne Dana Awartani, qui a reproduit à l’aide de briques de sa fabrication la cour de la grande mosquée d’Alep endommagée lors de la guerre de Syrie en 2012.
Dans une importante pièce, Nicolas Daubanes interroge lui aussi l’histoire, les fragilités, en se penchant en collaboration avec l’historien Marc André, sur la guerre d’Algérie et ses blessures. Son œuvre reproduit la salle d’audience du tribunal permanent des forces armées de Lyon à Montluc où ont été jugées des personnes accusées de soutenir le Front de libération nationale pendant la guerre d’Algérie. S’intéressant aussi aux questions de résistance, Daniel Otero Torres se penche sur les luttes sociales en Colombie avec une autre commande de la Biennale, A Los Héroes.
Les commissaires ont aussi souhaité proposer deux grands espaces pour des présentations monographiques. Dans le premier, Julian Charrière, mêlant art et science, confronte le visiteur à l’immensité des paysages glaciaire et aux questions relatives aux changements climatiques. À côté, et dans une tout autre ambiance, Hans Op de Beeck a figé dans un gris uniforme un vaste camping abandonné, désespérément sans vie. La fragilité est partout.
« Manifesto of fragility », 16e Biennale de Lyon, divers lieux, 69000 Lyon, www.labiennaledelyon.com