C’est une rencontre des plus audacieuses que propose le Domaine de Peyrassol, entre deux collections privées aux antipodes l’une de l’autre. La collection du maître des lieux, l’entrepreneur viticole - et dans les soins à la personne - Philippe Austruy (fondateur entre autres de la Patinoire Royale à Bruxelles), est celle d’un amateur d’art contemporain de longue date. Sa collection est constituée d’œuvres allant des années 1980 à aujourd’hui. Une des spécificités de celle-ci est qu’une importante partie est exposée en plein air, au détour des vignes, avec une attention particulière à son intégration au paysage. L’autre partie se compose d’œuvres ou d’installations plus fragiles, disposées dans l’écrin du centre d’art édifié il y a peu.
C’est dans cet espace épuré que ces œuvres contemporaines sont mises en relation avec celles, bien plus classiques, de l’antiquaire Georges de Jonckheere, spécialiste de la peinture des Écoles du Nord des XVIe et XVIIe siècles. Le projet est pour le moins surprenant, car les corrélations entre ces deux univers sont tout sauf évidentes. On s’en rend vite compte en parcourant cette exposition, ce qui ne veut pas dire pour autant que l’entreprise est vouée à l’échec. Le challenge principal était de placer ces deux ensembles aussi divers sur un même pied, en dépit de l’échelle tout à fait différente de leurs œuvres.
Alors que l’on a coutume de voir les peintures anciennes accrochées de façon linéaire et dans une atmosphère obscure dont elles semblent émerger comme des apparitions, le parti pris est de les exposer ici sur un dispositif identique à celui de pièces contemporaines : une seule œuvre par mur, le plus dépouillé possible. Ainsi mise en évidence de manière autonome, l’extraordinaire qualité picturale qui s’en dégage ne peut laisser indifférent.
En définitive, le visiteur se retrouve dans la situation inverse des sempiternels dialogues entre art contemporain et art classique. À Peyrassol, ce n’est pas l’art d’aujourd’hui qui s’invite dans des musées d’art ancien, mais l’inverse. Les tableaux de ces maîtres viennent prendre place dans un lieu qui ne leur est a priori pas destiné et entamer avec lui, ainsi qu’avec les œuvres qu’il abrite habituellement, un dialogue en profondeur.
L’accrochage rapproche différentes occurrences, qu’elles soient formelles, thématiques, sémantiques ou métaphoriques. Certains tête à tête sont plus marquants que d’autres, comme ceux entre La Sirène de Niki de Saint Phalle et Le Triomphe de Neptune et Amphitrite de Frans Francken le Jeune (1581-1642), Table Piece CCL d’Anthony Caro et Le Jugement dernier de Hieronymus Francken (1578-1623), Gueule cassée / Masque malade #6 de Kader Attia et Ecce Homo d’un suiveur de Hieronymus Bosch (1450-1516), Pouvoir de Nari Ward et Portrait du Gouverneur de Frise de Jan Cornelisz Vermeyen (1503-1559), sans oublier la très belle mise en espace du Circle Blue Green de DeWain Valentine avec le portrait de Marie-Madeleine en Reine Artémis dû à Pierre Pourbus (1523-1584).
Outre les parallélismes attendus, des dialogues peuvent aussi s’établir de façon plus contrastée entre équilibre et déséquilibre, symétrie et asymétrie, proportion et disproportion, ce dernier binôme étant visuellement le plus frappant. De ce point de vue, on pourrait parfois presque considérer que ces tableaux anciens, relativement de petits formats, fonctionnent comme des cartels, car leur simple présence induit de nouvelles clés de lecture à propos des œuvres contemporaines qui leur sont juxtaposées. Des rapprochements à première vue un peu forcés prennent alors leur véritable dimension.
Il faut arriver au cœur du parcours pour découvrir l’une des œuvres charnière de cet exercice que les collectionneurs résument en ces quelques lignes : « Ce que nous avons essayé de mettre en scène, ce n’est pas une confrontation entre les œuvres de nos collections, mais juste un essai didactique sur la rencontre d’œuvres rassemblées avec exigence et passion ». Ici, tout est question de reflets et de miroirs, donc de mise en abîme, entre le Paysage panoramique avec bergers devant un château de Jacob Grimmer (1525-1589) - la seule œuvre classique disposée dans l’espace, alors que toutes les autres sont accrochées aux murs - et Uno specchio rotto, ces fragments de miroirs encadrés de Pistoletto. Les perspectives sont abolies et l’espace doublement morcelé, rendant impossible tout regard univoque.
On ne pouvait trouver meilleure introduction à l’installation personnelle de l’artiste italien dans une salle attenante, intitulée La mise à nu de la société (2020). Des corps nus d’hommes et de femmes de générations et de couleurs de peau différentes constituent une sorte de Jardin d’Eden qui permet à Pistoletto de défendre avec conviction sa vision d’une société qui, en dehors de son discours parfois utopique, n’en demeure pas moins généreuse et positive, loin du pessimisme ambiant.
« Face au temps. Regards croisés sur les collections Philippe Austruy et de Jonckheere » et « Michelangelo Pistoletto. La mise à nu de la société », jusqu’au 1er novembre 2022, Commanderie de Peyrassol, Chemin de Peyrassol, RN 7, 83340 Flassans-sur-Issole.