L’accrochage du second semestre 2022 à la Bourse de Commerce est une sélection d’œuvres d’une vingtaine d’artistes effectuée par Emma Lavigne, directrice générale de la Collection Pinault depuis novembre 2021. Le titre de la manifestation vient d’un film de Marcel Broodthaers de 1970, projeté dans le foyer du bâtiment et qui, en une seconde et vingt-quatre images, fait surgir la signature, réduite à ses seules initiales, de l’artiste belge. Celui-ci, connu pour sa dérision, fait allusion, avec ce titre, au Mauvais vitrier de Charles Baudelaire (Le Spleen de Paris, Paris, 1867) : « Mais qu’importe l’éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l’infini de la jouissance ? » L’ambition de l’exposition est double : rassembler des œuvres de la Collection Pinault sur le thème, vaste et ancien, du temps et ses divers corollaires (présence/absence, apparition/ disparition, finitude/éternité, vie/ mort, etc.), et encourager le spectateur à en faire l’expérience physique et psychologique selon une approche phénoménologique.
Depuis les années 1960-1970, nombreux sont les artistes qui, en décloisonnant la notion d’auteur, invitent le visiteur à participer, à collaborer à leur œuvre. Ainsi, au deuxième étage de la Bourse de Commerce, Rudolf Stingel, avec l’installation Untitled (2001), incite le public à taguer une salle entièrement tapissée de panneaux isolants et miroitants; Philippe Parreno, quant à lui, laisse des ballons remplis d’hélium se mouvoir au gré des courants d’air, dans une œuvre pour le reste gérée par un algorithme (Quasi Objects, 2014). Toutefois, l’exposition a moins pour ambition de solliciter la collaboration ou la relation chère à Nicolas Bourriaud que les sensations du visiteur. Nul besoin d’être historien d’art pour pressentir l’importance de la perception optique dans l’appréhension des œuvres d’art. Cependant, dans la rotonde de la Bourse, on nous promet, en marge de l’installation monumentale de PhilippeParreno,Écho2 (2022),une programmation aléatoire, emplie de surprises visuelles, olfactives et sonores.
UN PARCOURS QUI INTERROGE LE TEMPS ET LA TOUTE-PUISSANCE DE L’AUTEUR
« Une seconde d’éternité » vaut pour le plaisir de découvrir ou redécouvrir certaines œuvres de la collection – quelque 10 000 pièces au total – de l’homme d’affaires. Le parcours commence, au rez-de-chaussée, par une conversation émouvante entre Felix Gonzalez-Torres et Roni Horn, entamée au début des années 1990 et poursuivie par cette dernière par-delà la mort de son ami survenue en 1996. Untitled (Perfect Lovers) (1987-1990), signé Gonzalez-Torres – deux horloges réglées sur la même heure, mais se décalant irrémédiablement, comme des battements de cœur de moins en moins au diapason –, ouvre ainsi l’exposition. Puis viennent Untitled (For Stockholm) (1992), Untitled (Blood) (1992) ou encore Untitled (Orpheus, Twice) (1991), qui nécessitent, selon les mots de l’artiste, « l’interaction avec le public ». En effet, elles induisent un engagement particulier du corps du visiteur : passer au travers d’un rideau de perles couleur rouge sang ou se contempler dans un double miroir. « L’œuvre, déclarait Felix Gonzalez-Torres dans un entretien en 1993, change selon les différents contextes où elle est installée et je trouve cela très beau. » Les pièces de Felix Gonzalez-Torres dialoguent avec d’autres, anciennes et récentes, de Roni Horn. Ces dernières évoquent plus directement le thème du temps, à l’exemple de a.k.a. (2008-2009), trente portraits photographiques de l’artiste de l’enfance à l’âge adulte, qui célèbrent le caractère insaisissable de l’« identité », échappant sans cesse à la définition.
La section suivante, au premier étage, est occupée par une œuvre unique, Opera (QM.15) (2016) de Dominique Gonzalez-Foerster. Dans cette installation vidéo, l’artiste fait apparaître Maria Callas sous la forme d’un hologramme. La voix est celle de la mythique soprano au début de sa carrière, et la robe rouge était celle qu’elle portait à la fin de sa vie. La scénographie donne à la cantatrice une présence troublante et spectrale.
Au deuxième étage, place aux trip-tyques argentés de Rudolf Stingel (Untitled, 2016), qui développent le travail débuté par l’artiste dans ses Silver Paintings (1998). Celles-ci, accompagnées d’un mode d’emploi, permettent à chacun de les reproduire à l’envi, manière de déconstruire la toute-puissance de l’auteur. La surface en partie réfléchissante des tableaux restitue par ailleurs l’image troublée des visiteurs.
Le parcours propose ensuite des œuvres de Larry Bell, Pierre Huyghe, Rudolf Stingel, Philippe Parreno ou Wolfgang Tillmans, pour prolonger ces réflexions sur la place de l’artiste et du spectateur. Ainsi, aux panneaux en verre teinté et transparent de Larry Bell (Standing Walls, 1968-2016), qui perturbent la perception de l’installation, de l’espace, de soi-même et des autres, répond l’opacité colorée des pay-sages atmosphériques de Wolfgang Tillmans (Tag/Nacht III, 2015)
DES OEUVRES ENGAGÉES
La partie suivante prend une connotation politique grâce aux œuvres de Miriam Cahn et de Carrie Mae Weems. La première, avec Mare Nostrum 2008 + 27.6.17 (2017), s’intéresse à la Méditerranée. Elle évoque la mer comme lieu de loisirs et endroit stratégique dont témoigne sa longue histoire coloniale, depuis l’Empire romain jusqu’à l’expansion française et italienne aux XIXe et XXe siècles. Dans son tableau, les eaux sombres forment un tombeau pour des milliers de migrants mus par l’espoir d’une vie meilleure en Europe. Dans le contexte du mouvement « Black Lives Matter » qui dénonce les nombreux meurtres d’Africains-Américains par des Blancs, Carrie Mae Weems réfléchit, avec Repeating the Obvious (2019), à la représentation des minorités aux États-Unis : le portrait flou d’un jeune homme noir, répété dans plusieurs formats, se transforme en stéréotype mais aussi en fantôme.
L’exposition se poursuit avec Sherrie Levine et Sturtevant qui, chacune, pratiquent des détournements. Sherrie Levine s’interroge sur le regard masculin en s’appropriant la série Equivalents d’Alfred Stieglitz (1925-1934), inspirée par la peinture de Georgia O’Keeffe, son épouse. Sturtevant, quant à elle, clone une robe de mariée de Robert Gober et les installations de guirlandes lumineuses de Gonzalez-Torres, pour mieux méditer sur l’autorité du créateur dans une perspective queer et féministe.
Enfin, un fil rouge traverse l’ensemble de la manifestation : le personnage de manga Ann Lee, sans passé ni avenir, acheté par Parreno et Huyghe en 1999 dans le catalogue d’une société japonaise spécialisée. Depuis, l’adolescente au regard vide appartient à un projet mutualisé. Elle discourt et scrute sa propre existence dans les vidéos de ces deux artistes, mais aussi chez d’autres plasticiens, parmi lesquels Dominique Gonzalez-Foerster et Tino Sehgal. Peut-être un jour, entièrement délivrée de son destin de produit culturel, finira-t-elle par prononcer les mots de Baudelaire : « Mais qu’importe l’éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l’infini de la jouissance ? »
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« Une seconde d’éternité », 22 juin 2022-2 janvier 2023,
Bourse de Commerce – Pinault Collection, 2, rue de Viarmes, 75001 Paris.