Écrin destiné à présenter la création des siècles passés, Frieze Masters fête tout juste ses dix ans cette année. En 2012, Frieze, la foire d'art contemporain déjà bien établie à Londres, a lancé un événement jumeau dédié aux œuvres d’art réalisées entre l'Antiquité et l'an 2000. Frieze Masters s'est installée dans sa propre tente, à 15 minutes de marche de la foire originale, dans Regent's Park.
Le projet était en gestation depuis deux ans, se souvient Victoria Siddall, alors responsable du développement de Frieze et première directrice de Frieze Masters. « Certains collectionneurs et galeries avaient suggéré que Frieze lance une foire historique parallèlement à l'événement existant », explique-t-elle. Les cofondateurs de la société, Matthew Slotover et Amanda Sharp, « m'ont demandé de concevoir une foire qui soit fraîche et contemporaine, une version de Frieze sur un modèle traditionnel ».
La décision a été confortée en partie par le sabordage de la Grosvenor House Art and Antiques Fair en 2009. « Londres a toujours été réputée pour son expertise dans le domaine de l'art ancien, et nous voulions donner une plate-forme à ce domaine », explique Victoria Siddall. Bien entendu, l'idée était également d'encourager la pratique tant convoitée de la collection croisée, les collectionneurs traditionnels découvrant les nouveautés et les jeunes générations étant séduites par les anciens.
La première édition de la foire a attiré 101 exposants, un nombre qui est rapidement passé à environ 120 ; cette année, ils sont près de 130. Le mélange éclectique de peintures de la Renaissance, d'art tribal, d'antiquités et d'art moderne s'inscrit dans un décor minimaliste conçu par l'architecte Annabelle Selldorf dans des tons gris neutres. « Aujourd'hui, cela ne semble pas si surprenant mais, à l'époque, de nombreux marchands de maîtres anciens n'avaient jamais exposé sur autre chose que des murs rouge foncé », fait remarquer Victoria Siddall. Incidemment, l'année précédente avait vu la publication, avec un énorme succès, du roman érotique d'E.L. James, Cinquante nuances de Grey. « Oui, nous avons eu beaucoup de blagues à ce sujet également », grimace-t-elle.
Des stands spectaculaires
Frieze Masters a accueilli quelques stands spectaculaires au cours de la décennie suivante. L'un des temps forts fut la reconstitution en 2014 par Helly Nahmad de l'appartement encombré d'un collectionneur à Paris en 1968. Et en 2018, la présentation de Barbara Hepworth chez Dickinson a canalisé l'esprit de son jardin de sculptures à St Ives. La marchande d'art Emma Ward, à la tête aujourd'hui de sa propre société, était alors la directrice générale de la galerie. « Frieze Masters a tout compris dès le début, dit-elle. Ce n'est pas un salon trop grand, et il y a un côté éducatif dans ce qui est exposé. Nous avons rencontré de très bons clients à la foire ».
Mais les goûts changent, et le marché de l'art n'y échappe pas. Cette année, la foire met l'accent sur les femmes artistes, ce qui semblait moins impératif il y a seulement dix ans. Les prix des enchères ont grimpé en flèche pour les œuvres d'une nouvelle génération de femmes, dont beaucoup sont des artistes de couleur. Spotlight, la section de Frieze Masters consacrée à l'art du XXe siècle, présente une sélection exclusivement féminine, organisée par Camille Morineau et son équipe de l'association parisienne Aware (Archives of Women Artists, Research and Exhibitions). Mais il est bon de rappeler, comme le souligne Nathan Clements-Gillespie, directeur de la foire, que le premier Spotlight, organisé par Adriano Pedrosa, comprenait des femmes pionnières telles que Geta Brătescu, Lygia Pape et Birgit Jürgenssen.
« Je pense qu'au cours des dix dernières années, Frieze Masters est devenue beaucoup plus internationale, tant par la variété des œuvres proposées que par les exposants », constate Nick Maclean, de l’enseigne Eykyn Maclean basée à New York et à Londres, qui a participé huit fois à la foire. Membre du comité de sélection, il connaît bien l’événement.
Un vent de changement
Mais si Frieze Masters fait de gros efforts pour mettre en avant des artistes moins connus, la foire met inévitablement l'accent sur les valeurs sûres. Et là, les vents contraires pour les foires spécialisées dans l'art ancien ne sont pas nécessairement favorables. Frappée par des scandales ces dernières années, la célèbre foire d'antiquités de Paris, La Biennale, a fusionné en un nouvel événement, Fine Arts Paris & La Biennale, qui fera ses débuts du 9 au 13 novembre. Tefaf a supprimé son édition d'automne à New York consacrée à l'art traditionnel et aux antiquités, mais elle continue à organiser un événement de printemps axé sur les œuvres modernes et contemporaines.
Néanmoins, Nick Maclean maintient qu' « il y a définitivement une place pour les foires plus traditionnelles » telles que Frieze Masters. « Vous avez des manuscrits et des antiquités incroyables, par exemple, à côté de l'art moderne. Et tant de gens vont aux deux foires [Frieze] », dit-il.
Alors, qu'en est-il de cet insaisissable collectionneur qui mélange art ancien, moderne et contemporain ? Johnny van Haeften, le marchand de maîtres anciens basé à Londres, a un tel client : un collectionneur d'art contemporain qui a acheté un paysage de Salomon van Ruysdael « parce qu'il l'a tout simplement aimé ». Van Haeften, qui expose quatre ou cinq tableaux hollandais provenant d'une collection privée à Frieze Masters, admet que le nombre de spécialistes dans son domaine diminue. « Nous ne rajeunissons pas, s'amuse-t-il. Les maîtres anciens sont perçus comme un goût démodé, mais ils ont gardé leur valeur pendant 400 ans, donc l'achat est plus une question de préservation du capital que de gains énormes - ou de pertes tout aussi possibles - sur le marché contemporain. »
Un autre exposant a intelligemment comblé le fossé au sein de la même galerie : Robilant+Voena, un partenariat entre Edmondo di Robilant et Marco Voena, propose à la fois des œuvres modernes et des maîtres anciens. « Nous avons plus de chances de voir les collectionneurs passer des maîtres anciens aux modernes, explique Edmondo di Robilant, mais en même temps, je ne renonce certainement pas aux maîtres anciens, et nous avons assez bien réussi à vendre des œuvres aux musées américains. » La galerie revient tout juste de son incursion dans la petite section des maîtres de la première édition de Frieze Seoul, le mois dernier. Les stands étaient « bondés de monde de l'ouverture à la fermeture », raconte Di Robilant, et ils ont réalisé des ventes, dont un maître ancien.
Ben Brown, un marchand basé à Londres, Hongkong et Palm Beach, expose à Frieze Masters depuis 2013. « Pour moi, à l'exception d'une année, cela a toujours été un succès commercial, déclare-t-il. Mais je vois des changements en même temps que le marché de l'art lui-même. » Le plus grand changement est le Brexit, que de nombreux marchands déplorent en raison de la paperasse nécessaire, ainsi que des taxes. « Avec le Brexit, si un Italien achète chez moi et réimporte, il paiera 10 % de taxes sur son achat, alors que s'il achète à Paris, il ne paie rien. C'est un véritable défi pour Londres », explique Ben Brown.
Daniella Luxembourg, autre pilier de Frieze Masters, convient que la situation fiscale de Londres est défavorable, mais souligne sa « sécurité, sa stabilité et son énorme offre culturelle », nonobstant le Brexit. « Frieze Masters répond au désir des collectionneurs d'apprendre, poursuit-elle. C'est à nous, marchands, de créer une bonne foire et, tant que nous le ferons, Masters continuera d'être une excellente plate-forme pour toute une gamme d'œuvres d'art. »