Le public français n’a eu que peu d’occasions de se confronter à l’œuvre d’Oskar Kokoschka (1886-1980), pourtant l’un des peintres les plus en vue de la scène artistique viennoise du début du XXe siècle. Et certainement jamais ne lui avait été offerte une présentation d’une telle envergure : les quelque 150 œuvres réunies au musée d’Art moderne de Paris, principalement des peintures, s’échelonnent sur près de sept décennies, de 1907 à 1976. La remarquable longévité de l’artiste – pour rappel, ses compatriotes et contemporains Gustav Klimt et Egon Schiele sont morts quant à eux en 1918 – justifie pleinement le parcours chronologique en six grands chapitres conçu par les commissaires de l’exposition, Dieter Buchhart, Anna Karina Hofbauer et Fanny Schulmann. Ce choix est d’autant plus nécessaire et éclairant que certaines œuvres, qui pourraient dérouter, y prennent leur place à la fois dans le fil des expérimentations picturales incessantes auxquelles se livrait l’artiste et en réponse à la violence continue du monde qu’il a eu à éprouver.
« ÉCLAIRER L’ÂME DU MODÈLE »
Passionnant – voire édifiant – par-cours en effet que celui de ce peintre en butte, à ses débuts, à une société profondément conservatrice, ayant combattu pendant la Première Guerre mondiale, avant d’être poussé à l’exil par l’avènement au pouvoir du régime nazi qui l’a déclaré artiste dégénéré et a confisqué environ 600 de ses œuvres. La constance de ses prises de position antifascistes a finalement fait de lui un emblème pour la reconstruction politique de l’Europe ravagée après la Seconde Guerre mondiale : son portrait de Konrad Adenauer ornait ainsi le bureau de la chancelière Angela Merkel. Voilà bien un peintre de ce XXe siècle tourmenté, exposé pour notre temps qui ne l’est guère moins.
Des œuvres-jalons ponctuent l’exposition, isolées sur des murs noirs, comme Kokoschka avait l’habitude de le faire dans son atelier et comme ce fut le cas, en 1922, à la Biennale de Venise, où une salle du Pavillon allemand lui était consacrée – l’artiste ayant été aussi reconnu de son vivant. Le dispositif fait ressortir encore davantage les visages et les mains, principaux lieux de l’expression. Ce qu’illustrent dès 1909 le portrait de l’acteur et ami Ernst Reinhold, qui accueille le visiteur à l’entrée et dont l’artiste écrivait dans son autobiographie qu’y comptait plus « l’éclairage de l’âme du modèle […] que l’énumération des détails », ou le portrait de mariage de Hans et Erika Tietze, unis dans le tableau comme dans la vie, bien que leurs mains ne parviennent ici à se toucher, ni leurs yeux à se croiser. Le fond noir contribue parfois aussi à densifier la base sombre sur laquelle éclate d’autant plus vivement l’intensité des couleurs qui composent l’œuvre. Ainsi, dans Le Pouvoir de la musique (1918-1920), les masses de couleurs primaires et complémentaires définissent les figures, l’étrangeté de leurs relations situées dans un espace dense et mouvementé autant qu’indéterminé. Une telle saturation rend d’autant plus appréciables l’accrochage aéré et l’éclairage précis, qui donnent accès, salle après salle, aux modulations sans cesse rejouées de la surface picturale. À chaque étape, on est frappé par les différences dans sa mise en œuvre, du peu de matière des débuts, pourtant grattée au manche du pinceau ou à l’ongle, avec d’amples réserves absorbant plus ou moins les figures, à l’épaisse sédimentation que l’on observe dans Thésée et Antiope (1958-1975), en passant par des touches plus ou moins grasses et appuyées, plus ou moins méandreuses ou rapides, des aplats étalés au couteau, outil manié ailleurs davantage comme un pinceau, une présence plus ou moins grande de la ligne. La liberté à laquelle l’artiste était si attaché se manifeste d’abord ainsi.
UN FAUVE SULFUREUX
Mais elle se traduit également par une forme de fièvre, que cette dernière soit nourrie de ses passions et meurtrissures intimes ou de son dialogue tendu avec le monde. « Je suis expressionniste parce que je ne sais pas faire autre chose qu’exprimer la vie », écrivait, pour se définir, celui que la critique avait, au début du XXe siècle, qualifié de « sauvageon en chef » (Oberwildling). L’homme qui s’était rasé le crâne en 1909 pour répondre aux attaques dont son art faisait l’objet opère régulièrement par retours. Christique à ses débuts quand il s’agit de s’opposer, jusqu’au sacrifice, à la bien-pensance d’alors; bourreau autant que victime lorsqu’il évoque, en différents cycles de gravures, la fin de sa relation amoureuse avec Alma Mahler; figé et hésitant dans son Autoportrait au chevalet (1922), autant qu’est enfermé le tigron qu’il peint au zoo de Regent’s Park, à Londres, en 1926; calme et déterminé quand il se représente en « artiste dégénéré » (1937) ou, plus tard, à Fiesole, où son appui-main de peintre pourrait se transformer en arme; enfin tout simplement heureux aux côtés de sa femme Olda dans les années 1930 (La Source, 1932-1938).
Dans son dernier autoportrait, peint au début des années 1970 et inspiré de ceux où Rembrandt affronte sa propre disparition, le rouge qui baigne son corps est autant signe de vitalité qu’évocation des flammes de l’Enfer : la seule porte qui lui est ouverte sur cette scène qu’il est en train de quitter l’est par une figure démoniaque. Fauve jusqu’au bout, donc, brûlant et sulfureux, et jusque dans l’influence notable qu’il aura sur la génération de peintres allemands apparus au début des années 1980, baptisés les Neue Wilde.
Corseté par la société viennoise, l’artiste multiplie les provocations, de même que, plus tard, exilé à Londres, il manifeste son opposition à la guerre par le biais de peintures politiques et à clés : charges virulentes non seulement contre les dictateurs et l’idéologie qu’ils incarnent, mais aussi contre les puissances qui les laissent faire. Refusant de se plier aux règles instituées autant que de s’enfermer dans la facilité d’une formule, Kokoschka n’a jamais tourné le dos à l’histoire de l’art, ni à son héritage culturel, convoquant la mythologie ou rappelant l’Antiquité, par exemple dans une vue de Delphes peinte en 1956. « Pour moi, écrivait-il, la culture européenne n’a pas perdu son sens. Il y a de l’espoir dans les documents laissés par les artistes. Un sédiment organique imprègne encore le sol infertile, même pendant les périodes de sécheresse. On ouvre les yeux le matin, et l’on éprouve intimement son appartenance à la vie. »
N’ayant jamais cessé de croire ni en l’art ni en la vie, Kokoschka s’est tracé ce destin singulier, celui d’un artiste qui change tout le temps sans jamais changer, un artiste traversé par le monde avec lequel il a, dès ses débuts, décidé d’être aux prises.
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« Oskar Kokoschka. Un fauve à Vienne », 23 septembre 2022 - 12 février 2023, musée d’Art moderne de Paris, 11, avenue du Président-Wilson, 75016 Paris.