Dans son Histoire naturelle, Pline l’Ancien raconte que des oiseaux venaient becqueter les raisins peints par Zeuxis… La peinture peut créer l’illusion, mais une nature morte est-elle uniquement une imitation du réel qui nous entoure ? La présidente du Louvre Laurence des Cars ouvre un nouveau chapitre du musée avec une exposition qui est tout à la fois une démonstration de force de l’établissement et un manifeste ambitieux pensé par Laurence Bertrand Dorléac, la commissaire, pour inviter le public à la réflexion.
Depuis 1952, date de l’exposition « La Nature morte de l’Antiquité à nos jours » conçue par Charles Sterling à l’Orangerie, à Paris, le sujet n’avait pas été présenté dans toute sa diversité, alors que c’est en créant des ponts et des confrontations qu’il est possible de prendre conscience de son ampleur. A priori, « Les Choses. Une histoire de la nature morte » est un beau prétexte pour voir les artichauts de Giorgio De Chirico et la boule de hochet de Giorgio Morandi au musée du Louvre, près des asperges d’Adriaen Coorte ou celles d’Édouard Manet – la botte du Wallraf-Richartz Museum, à Cologne, et l’asperge orpheline du musée d’Orsay, à Paris –, mais l’histoire serait trop simple si la commissaire ne les faisait dialoguer avec les poupées inquiétantes de Thomas Schütte, les sérigraphies Coca-Cola d’Andy Warhol, le bouquet du premier jour de quarantaine de Nan Goldin, les accumulations de Felix Gonzalez-Torres ou les superbes pommes de Glenn Brown – la peinture de la Collection Pinault est époustouflante. Instinctivement, nous savons que cette dernière est trop engagée pour se contenter de simplement représenter « les choses » pour leurs qualités esthétiques.
Laurence Bertrand Dorléac joue avec les frontières des mots, mais également du sens qu’on leur accorde, en plaçant au cœur du propos, ou plutôt de l’exposition, le Porte-bouteilles de Marcel Duchamp. Dès lors qu’un ready-made est considéré comme une nature morte, qu’est-ce au fond que ce concept académique si peu valorisé ou classé parmi les genres inférieurs ? Aussi, puisque La Chambre de Vincent van Gogh à Arles est une nature morte, comment expliquer que l’expression provoque une certaine appréhension de la part du public aujourd’hui ? Face au bœuf écorché de Rembrandt ou à un bras dérobé à la morgue par Théodore Géricault, cela se comprend ; mais devant la si douce et si colorée, si accueillante chambre de Van Gogh tant de fois reproduite et photographiée ? Si le titre des trois versions du tableau, conservées au Van Gogh Museum, à Amsterdam, à l’Art Institue of Chicago et au musée d’Orsay, qui comptent parmi les images les plus « likées » sur Instagram, avait été « Nature morte en Arles », peut-être que l’expression aurait de nos jours une autre résonance. Ni Van Gogh, qui a consacré une immense partie de son œuvre à s’exercer dans le genre de la nature morte, ni le pétillant Henri Matisse – qui rend hommage à une toile de Jan Davidsz. de Heem présentée à côté de la sienne – n’avaient de tels a priori.
La « Nature morte » est pourtant née tardivement, au XVIIe siècle, rappelle d’entrée de jeu Laurence Bertrand Dorléac, qui cite Théophile Thoré-Bürger : « Nature morte est absurde. Tout communique avec tout et participe à la vie solitaire. Il n’y a pas de nature morte. » Le mot « mort » dérange, et les Anglais lui ont préféré « Still Life » qui porte en lui moins de charge. « Vanité » est d’ailleurs bien plus effrayant – le Memento mori du Museo archeologico nazionale di Napoli est là pour nous le remémorer –, puisque le mot indique que notre rapport au temps est compté. Enfin, pour en finir avec le terme « nature morte », il suffit peut-être de songer au paradoxe que représente la « Nature morte » d’Urs Lüthi : un amoncellement de pièces de monnaie, créations de l’homme et certainement pas de la nature. D’où le recours aux « choses ».
UNE PEINTURE SUGGESTIVE
Le visiteur est appelé à réfléchir à un dilemme qui est source de bien des débats depuis le XVIIIe siècle.
Face aux Pantoufles de Samuel van Hoogstraten (musée du Louvre, Paris), il est aisé de projeter une histoire. Celle du mystérieux occupant des lieux qui nous laisse pénétrer dans son intimité, nous arrêter devant son superbe Gerard ter Borch, imaginer ses liens avec la jeune femme vue de dos – c’est une scène de genre en réalité –, nous interroger sur l’ouvrage qu’il a abandonné près du bougeoir. L’artiste noue et dénoue dans notre esprit une kyrielle de récits.
Lorsque le cadre est plus étroit, le peintre devient déroutant. Denis Diderot en a fait les frais avant nous. Bien qu’il ait toujours été un partisan du « Grand » genre, il a dû reconnaître l’effet produit en lui par les œuvres de Jean Siméon Chardin.
Il en perd son latin. Il n’écrit pas : Chardin « a peint… », mais Chardin « a placé »… « un vase de vieille porcelaine de la Chine, deux biscuits, un bocal rempli d’olives, une corbeille de fruits, deux verres à moitié pleins de vin, une bigarade, avec un pâté ». Et donc l’artiste est capable, Diderot le lui accorde volontiers, de créer parfaitement l’illusion : « C’est que ce vase de porcelaine est de la porcelaine; c’est que ces olives sont réellement séparées de l’œil par l’eau dans laquelle elles nagent; c’est qu’il n’y a qu’à prendre ces biscuits et les manger; cette bigarade, l’ouvrir et la presser; ce verre de vin, et le boire; ces fruits, et les peler; ce pâté, et y mettre le couteau. » Mais attention : « Chardin, ce n’est pas du blanc, du rouge, du noir que tu broies sur ta palette; c’est la substance même des objets, c’est l’air et la lumière que tu prends sur la pointe de ton pinceau, et que tu attaches sur la toile. » Or, ce que Diderot ne s’accorde pas à dire – mais c’est finalement une évidence dès lors qu’il donne une telle importance au vocabulaire des « substances », des odeurs, des sensations… –, c’est que ces combinaisons d’objets provoquent en lui une succession d’associations d’idées et d’images. En cela, une « nature morte » suggère un ensemble de réactions chez le regardeur, qu’il soit philosophe ou simple mortel du XXIe siècle… Jean Starobinski, dans son analyse de la critique de Diderot, a donc vraisemblablement tort d’écrire que « le spectateur ne peut rien y ajouter » [aux natures mortes de Chardin]. Diderot – comme nous aujourd’hui – avoue, sans l’écrire, la défaite de sa pensée devant un bocal de Chardin.
Et de la nôtre aussi. Preuve en est, le malaise s’empare subrepticement du visiteur au fur et à mesure du parcours, où il prend conscience de l’actualité de la question soulevée par les peintres de Pompéi, de notre rapport aux matériaux et à leur accumulation, sur une plage, à la trace que nous laissons derrière et autour de nous.
Certains reprocheront à Laurence Bertrand Dorléac d’avoir donné une place d’honneur à la peinture nordique au détriment des écoles italiennes ou d’avoir choisi tel ou tel artiste reconnu par les institutions – les débats sont source de richesse –, mais « Les Choses. Une histoire de la nature morte » a de nombreux mérites, dont celui de rappeler que, parmi les plus grands peintres de nature morte, les magiciennes Clara Peeters, Louise Moillon, Anne Vallayer-Coster, figurent en bonne place.
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«Les Choses. Une histoire de la nature morte», 12 octobre 2022-23 janvier 2023, musée du Louvre, rue de Rivoli, 75001 Paris.