Les discours récurrents sur le retour de la peinture auxquels nous a habitués le monde de l’art depuis le début du siècle, après plusieurs décennies où elle était considérée comme obsolète, ont fini par aboutir à un résultat paradoxal. Même si l’époque est clairement celle d’une liberté maximale laissée aux artistes de choisir leur médium de prédilection, voire d’affirmer des pratiques plurimédiales, jamais on n’aura vu autant de peinture dans la plupart des manifestations cycliques qui permettent de prendre le pouls de la situation artistique internationale, de la Biennale de Venise aux foires d’art contemporain, en passant par le Carnegie International, à Pittsburgh, ou la Biennale du Whitney Museum of American Art, à New York – la dernière Documenta, à Cassel, constituant une exception de ce point de vue. Mais jamais n’y aura-t-on vu également autant de mauvaise peinture, récente ou ancienne. Le paradoxe n’est qu’apparent, car le choix des peintres qui témoignent de cette sorte de domination généralisée repose moins sur la réalité factuelle de leurs œuvres que sur les récits qui les accompagnent et sur la conformité des identités de leurs créatrices et créateurs aux grandes prescriptions du moment – comme tout ce qui concerne aujourd’hui la culture. Par réalité factuelle, j’entends bien ce qui constitue ce que l’on peut continuer à appeler la qualité des propositions artistiques, c’est-à-dire la façon dont s’y unissent indistinctement des formes et des significations, sans que celles-ci soient de simples adjuvants les unes des autres (on trouve une forme et on l’applique à des thèmes préexistants, ou bien l’on a un thème et on lui donne une forme après coup).
UNE PEINTURE DÉPOURVUE DE SENS
Mon intuition est que l’indifférence à cette question provient avant tout de la manière dont une partie de l’art contemporain a prétendu couper entièrement les ponts avec l’art du passé, non pas, comme les mouvements modernistes du début du XXe siècle, pour s’y opposer (ce qui supposait de le connaître), mais pour l’ignorer – quoique n’hésitant pas, d’une façon souvent superficielle, à y puiser à sa guise son iconographie ou son vocabulaire formel, comme s’il s’agissait d’un grand réservoir d’iconographies ou de motifs plastiques, dont les détails concrets ne comptaient guère. Son public s’en est trouvé autorisé à une ignorance qui permet le triomphe du jugement de goût immédiat, sans arrière-fond. Ce phénomène a été amplifié par un alignement généralisé du monde de l’art sur des logiques qui sont celles des industries culturelles, où importent moins la complexité et la durabilité (c’est-à dire l’inscription dans une histoire longue) que la consommation et les quantités chiffrables.
J’ai été frappé par l’extraordinaire domination quantitative de la peinture lors de la première édition de Paris+ par Art Basel en octobre 2022. Ce n’est pas que je le regrette par principe : y compris à des époques où cela était considéré comme une attitude passéiste, j’ai très souvent montré des peintres dans des expositions, ou écrit sur leur travail. Je n’ai cependant jamais «défendu» la peinture de façon exclusive. Comme toutes les formes d’art, celle-ci n’a d’intérêt que si elle se nourrit de ce qui l’entoure et de ce qui la précède. Comme elles, elle ne se justifie que si elle produit des sentiments et des pensées qui n’avaient pas encore existé, même si ceux-ci peuvent trouver des parallèles, des échos, dans des formulations antérieures. C’est une question d’écologie, en quelque sorte : le monde est déjà suffisamment encombré d’objets ; s’il ne s’agit que de redites, si les propositions ne résistent pas à une attention soutenue, alors il n’y a pas besoin de s’en occuper, et l’on peut se replier sur les merveilles du passé que contiennent les musées. Une grande partie de la peinture que l’on voit aujourd’hui ne se pose tout simplement plus ces questions. J’ai même l’impression qu’elle n’est pas vraiment faite pour être contemplée. S’il fallait un emblème de cette situation, ce pourrait être, à l’entrée de la Foire, sur le stand de l’un de ses sponsors, la «copie d’exposition» d’un tableau d’Alex Katz (un immense artiste, dont la rétrospective, qui vient d’ouvrir au Guggenheim Museum de New York*, accorde enfin – à 95 ans ! – la reconnaissance institutionnelle qu’il méritait) : une mauvaise impression pixélisée d’une œuvre originale, se faisant passer pour une peinture, à condition qu’on ne la regarde qu’à la va-vite, comme un trophée ou un joli décor.
-
«Alex Katz. Gathering», 21 octobre 2022- 20 février 2023, Guggenheim Museum, 1071 Fifth Avenue, New York, NY 10128, États-Unis.