Dans les dernières pages de son livre, achevé peu avant sa mort, John Giorno (1936-2019) écrit : « J’ai vécu une vie bénie, avec la liberté de travailler sur ce que je veux tous les jours en tant que poète, artiste, homme gay et bouddhiste Nyingmapa. Les poètes ne gagnent pas beaucoup d’argent, et j’ai réussi à me faufiler dans la vie en vivant dans les marges, ce qui a été un immense privilège. J’ai essayé de voir ce qu’était un poème, dépouillé de tout. Cette recherche m’a conduit à la clarté et au vide, et aux mots émergeant de la sagesse. » L’objet de l’ouvrage est précisément cette existence marginale et, plus encore, son pan intime. De sa jeunesse tourmentée, marquée par l’œuvre de Dylan Thomas, à son mariage heureux avec l’artiste suisse Ugo Rondinone, John Giorno retrace une trajectoire contraire au rêve américain de l’après-guerre – celui de la réussite financière, du conformisme bourgeois, de la norme hétérosexuelle et de l’impérialisme militaire. Une trajectoire dans laquelle la découverte d’Allen Ginsberg et de Jack Kerouac fut décisive : ils étaient, se souvient-il, « les deux seules voix vivantes de la vérité, des anges étincelants qui m’avaient touché au cœur, les seuls à m’avoir montré la possibilité du changement et d’une perception claire de la réalité ».
UNE VIE DE RENCONTRES ET D’ENGAGEMENTS
Dans ses Mémoires, John Giorno fait moins le récit des moyens langagiers et technologiques mis en œuvre pour produire une poésie ancrée dans le réel – ces aspects sont abordés de manière sommaire – que la relation impudique de sa vie sexuelle, amoureuse, amicale et narcotique. Car celle-ci constitue la source même de sa quête artistique de la vérité, au sein de laquelle ce qu’il appelle « une imagerie gay, [...] [le] porno de la rue » tient une place importante. Ainsi, l’auteur de Dial-a-Poem (1968), service téléphonique de poèmes enregistrés signés William S.Burroughs, John Perreault, Anne Waldman ou encore Emmett Williams (service toujours accessible en composant le 00 1 917 994 8949!), esquisse un univers foisonnant et tragique où l’on croise Andy Warhol, Brion Gysin, Robert Rauschenberg, Marcel Duchamp, Jane Bowles ou Jasper Johns. En filigrane apparaissent les qualités collaboratives et émancipatrices de l’œuvre de John Giorno qui, au gré des rencontres et des projets (Street Works, 1969; The Nova Convention, 1978; John Giorno Band, 1984-1989, etc.), affirme avec jubilation son indépendance à l’égard des institutions culturelles, morales et politiques. On retrouve pareil souci du commun dans les engagements militants du poète en faveur de la paix et de la protection sociale des artistes (à travers l’AIDS Treatment Project, créé en 1984 et devenu, au début des années 2000, le Poets and Artists’ Fund).
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John Giorno, Mémoires, Paris, Beaux-Arts de Paris éditions, 2022, 350 pages, 25 euros.