Votre exposition occupe les quatre étages de la galerie Xavier Hufkens. Parlons en premier lieu de l’installation RUNIII, qui modifie complètement la perception de l’espace où elle se déploie. La présence humaine paraît la faire s’animer, même si le visiteur préfère souvent d’abord longer les murs, comme s’il hésitait à pénétrer dans cette structure. À première vue ouverte, celle-ci semble paradoxalement remplir la salle.
RUN III, c’est en effet une ligne, un dessin en trois dimensions, un tube continu, qui reprend toutes les formes de notre deuxième habitat, le monde bâti. Cette installation interroge aussi l’architecture elle-même. Ce qui crée le paradoxe, c’est que les surfaces qu’elle englobe sont vides, les plans sont ouverts, les portes deviennent des murs et les murs des portes. Au centre de RUN III, il y a le corps, le corps du visiteur, qui est sondé, mis face à sa conscience. Les différents niveaux qu’elle comporte sont peut-être ce qu’il y a de plus important.
Vous parlez des niveaux horizontaux…
Oui, cette ligne qui joue avec l’architecture du contexte permet au visiteur, je l’espère, de prendre davantage conscience, de par sa proprioception, de sa trajectoire dans l’espace et dans le temps. Lorsqu’ils franchissent une ligne qui se trouve sur le sol, les gens comprennent-ils que cette ligne traverse en fait un mur ? À mon avis, nous sommes incapables aujourd’hui de pouvoir imaginer le monde construit et la façon dont celui-ci définit nos choix de mouvement, nos déplacements. Je m’érige contre cela en créant cette sorte de labyrinthe, qui n’en est pas un, puisque tout est ouvert. Mon souhait est uniquement que le visiteur prenne davantage conscience de son propre corps, de ses dimensions, de son poids et de sa vitesse. Afin qu’il appréhende ce qui conditionne cet espace, les matériaux, la lumière, etc. Tout le contexte qui l’environne. L’œuvre fonctionne à la manière d’un instrument, qui offre un diagnostic.
RUN III me fait également penser à un décor pour une scénographie ou une chorégraphie; des danseurs pourraient évoluer à travers ces vides.
La danse m’intéresse énormément. J’estime que c’est le médium le plus pur par lequel le corps peut transmettre, interpréter directement la vie, par la vie. Dans cette installation, le visiteur peut aussi être acteur. Car elle agit tel un catalyseur des espaces et interagit avec ceux qui regardent.
Vous êtes l’un des rares sculpteurs à installer des œuvres en suspension dans l’espace. Est-ce un autre moyen de sensibiliser le visiteur, d’interroger sa position tant par rapport à l’espace qu’à la sculpture ?
La suspension FALL IV est l’expression directe d’une idée, qu’elle incarne en soi.
L’idée d’une chute ?
Plutôt une idée du temps, qui est, lui aussi, suspendu. Il est à mes yeux nécessaire que le visiteur se rende compte que cette œuvre est constituée de trente-neuf cubes qui sont imbriqués les uns dans les autres, mais pas fixés entre eux. C’est finalement la gravité qui fait la forme. Si on laissait tout tomber, cela produirait une autre sculpture. Cette sculpture peut aussi être apparentée à un corps, qui occupe l’espace minimal dont il a besoin, mais faisant face à la planète Terre.
Cette œuvre, comme beaucoup d’autres, entretient une relation très forte avec l’architecture du bâtiment.
Absolument! Elle a été conçue spécifiquement pour l’espace où elle est présentée.
Outre le rapport entre sculpture et architecture, vous travaillez beaucoup sur celui entre installation sculpturale et présence humaine…
La représentation du corps ne m’intéresse pas. L’idée à laquelle je suis attaché est celle de l’espace humain. Ce qui est très différent. Je veux que le corps soit davantage appréhendé en tant que place plutôt que comme un objet. C’est la raison pour laquelle j’utilise tout le temps le vide. J’invite régulièrement les gens à fermer les yeux avant de leur demander : « Où êtes-vous maintenant ? » Vous êtes dans le noir du corps. Ce qui, pour de nombreuses personnes, selon la pensée occidentale, est un espace négatif. Alors que ce n’est pas le cas du tout, c’est la base de la conscience, la base de l’imagination. Et, surtout, il s’agit d’un espace sans limites, qui peut s’étendre à l’infini. Afin d’envisager le corps comme un espace, je dois me servir de mon propre corps pour réaliser mes œuvres; je prends donc un moment de temps vif dans le temps de ma vie. Cela me permet de rompre avec toute cette histoire « du sculpteur ici et du modèle là », et avec le fait de créer un autre corps. Mon corps est mon propre matériau de travail. Chacune de mes œuvres commence par une performance, effectuée dans l’atelier. C’est un point fondamental. Mes sculptures ont ainsi pour origine la vérité. Elles n’ont rien à voir avec la reproduction ou la représentation. Ce sont des épreuves réelles. Le corps envisagé dans une position particulière, dans un temps particulier, laisse vraiment une trace absolue. Selon moi, c’est ça la vérité : elle est nécessairement subjective, tout en témoignant d’une volonté d’atteindre l’universel.
Un autre aspect de votre travail retient mon attention, c’est l’importance des titres. Chacune de vos œuvres a son propre titre, y compris celles qui composent une série. Quel est votre attachement au titre ?
Le titre est fondamental. C’est un mot qui définit ce qu’est la sculpture. J’y suis donc très attaché, c’est une lourde responsabilité. Je m’occupe du titre une fois l’œuvre terminée. Le titre doit être un verbe transitif, pour donner l’idée du mouvement. En même temps, il acte l’œuvre comme un objet définitif. Je joue entre ces deux approches. L’intitulé d’une sculpture peut être à la fois transitif et intransitif. Je veux qu’il reste assez ouvert, afin que le visiteur puisse se l’approprier et imaginer un lieu de repos, de réflexion, de retrait. Il est essentiel que les œuvres soient habitées.
La musique joue-t-elle également un rôle important dans votre travail ?
La musique, pour moi, c’est une forme de l’architecture du temps.
Certains de vos grands dessins, par exemple, peuvent faire penser à des partitions…
Qu’est-ce qu’une partition de musique ? C’est un indicateur qui vous donne la construction dans le temps, autour de vous; mais, en même temps, la musique est à l’intérieur de vous. Peut-on transposer une telle perception à ma sculpture ? Cela semble impossible et pourtant, c’est ce qu’a dit Walter Pater il y a 150 ans : « All art aspires to the condition of music » [« L’art tout entier aspire à être perçu comme la musique »]. Car la musique entoure le corps et entre dans le corps. La dimension corporelle est fondamentale, et je veux que la sculpture implique de la même façon le corps du visiteur, qu’elle le transforme. Cela ne fait pas référence à des objets qui nous sont familiers.
Cependant, je considère que le corps est la chose la plus proche de nous, tout en étant celle que nous connaissons le moins. Le corps est constitué de systèmes autonomes qui existent sans que nous y prenions part. Pour nous, pour moi, il s’agit vraiment de pouvoir expérimenter la magie d’être. Être en vie est bien sûr nécessaire, mais le plus important est de pouvoir prendre suffisamment de distance pour en identifier la magie, le mystère d’être en vie. Pour appréhender le moindre événement qui émerge, à chaque nanoseconde.
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« Antony Gormley. Body Field », 28 octobre-17 décembre 2022, Xavier Hufkens (Saint-Georges), 6, rue Saint-Georges, 1050 Bruxelles.