Cette rétrospective n’est que justice, puisque, s’il est peu représenté dans les collections françaises, Walter Sickert (1860-1942) vécut néanmoins en France pendant une dizaine d’années au tournant des XIXe et XXe siècles, en particulier à Dieppe où sa mère avait grandi. Il se considérait alors comme un « peintre français » et envisagea même de prendre la nationalité de son pays d’accueil. Mais,en 1907, il réagit aux critiques qui stigmatisaient le caractère anglais de son art en se représentant coiffé d’un chapeau melon – création, quelques décennies auparavant, de l’un de ses compatriotes.
Si Walter Sickert a pu faire les frais des préjugés chauvins de part et d’autre de la Manche, il n’en a pas moins été un important trait d’union entre les deux scènes artistiques. C’est en convoyant au Salon de la Société des artistes français depuis Londres le fameux Arrangement in Grey and Black No.1 de son maître James Abbott McNeill Whistler qu’il rencontra, en 1883, Edgar Degas. Il trouva au contact de celui-ci sa
manière propre, autour de laquelle se rassemblèrent, vers 1908, les peintres postimpressionnistes du groupe de Camden Town et dont nombre d’artistes de la génération suivante se réclamèrent, en particulier Frank Auerbach et Lucian Freud.
CAPTER LA VIE
À l’exécution rapide, sur le motif, Walter Sickert préfère le travail de mémoire et d’après croquis, soit un tableau « produit par étapes conscientes », en couches successives sur un dessin préparatoire, souvent d’après photographies et par la mise au carreau. Qu’il s’agisse de vues pittoresques ou de scènes d’intérieur, de nus ou d’autoportraits, du monde du théâtre ou des événements contemporains, on perçoit dans ses représentations une concentration, une densité. Et celles-ci tiennent autant aux gammes sombres et étouffées transpercées d’éclats ou de lueurs qu’au moment suspendu dans son intensité propre et riche en prolongements potentiels, que le peintre saisit avec un mélange de synthèse et d’accentuation qui s’apparente au dessin. Lequel, pour lui, consiste à capter « le moment de la journée […] la vie, l’air et le mouvement […] l’espace et le rythme. Voilà l’imagination. Voilà la poésie. » Une poésie solidement amarrée au réel. L’attrait qu’exerce cet œuvre est dû pour beaucoup au choix de ses sujets, crus, sans concession et déployant une vision délibérément prosaïque : « Les arts plastiques sont des arts bruts, traitant joyeusement de faits matériels bruts […] et alors qu’ils s’épanouiront dans l’arrière-cuisine, ou le fumier, ils s’asphyxieront dans le salon. »
On s’arrête devant ses devantures de magasins, avec leur frontalité et leur structuration, mais aussi leur transparence et la profondeur qui peut les creuser, les amorces de narration qu’y impriment certaines figures, certains détails ou encore la lumière vive qui, en les frappant, les décolle du reste des façades (The Red Shop, vers 1888). On vibre devant ses salles de music-hall, The Old Mogul ou The Old Bedford, immortalisées à l’heure de leur déclin, avec les nombreux jeux de perspectives qu’elles permettent, l’animation qui y règne pendant le spectacle, en particulier au poulailler où l’on se serre (Noctes Ambrosianae, 1906). On observe les échanges qui s’y déploient, entre le pouvoir qu’exerce sur la salle ce qui se déroule sur scène (The P.S. Wings in the O.P. Mirror, vers 1888-1889) et le brassage des classes sociales s’opérant au sein du public, dans la proximité que produit le partage des émotions.
Et l’on plonge dans ses intérieurs au décor sobre, sans fioritures, voire austère, où il suffit d’une banquette et d’une lampe (The End of the Act, vers 1885-1886) ou d’un châle vénitien (La Carolina, 1903) faisant corps avec les figures qui s’y reposent, pour dire la solitude, l’abattement et l’attente; où les nus peuvent évoluer au naturel, pris dans un regard qui laisse l’érotisme en sourdine; un décor enfin où les relations psychologiques et affectives entre les personnages restent suggérées, bien que le drame et la violence ne semblent jamais très loin (la série de quatre tableaux The Camden Town Murder).
RACONTER UNE HISTOIRE
À Virginia Woolf, qui lui consacra un essai en 1934 (Walter Sickert. A Conversation), l’artiste semblait « être toujours davantage romancier que biographe », d’où sans doute son peu d’intérêt pour le portrait et ses succès limités dans ce genre. Lui-même, d’ailleurs, a maintes fois affirmé l’importance de l’histoire dans son œuvre : « Tous les dessinateurs racontent une histoire, écrivait-il en 1912. […] Un peintre pourrait raconter son histoire comme Balzac ou comme M. Hichens. » Mais, bien sûr, avec les moyens de la peinture, ainsi qu’il l’écrivait dans « The Language of Art » (The New Age, 1910) : « Le véritable sujet d’une peinture ou d’un dessin, ce sont les faits plastiques qu’il réussit à exprimer, et tout un monde de pathos, de poésie, de sentiment qu’il réussit à communiquer, qui est communiqué… par la suggestion des trois dimensions de l’espace, la suggestion du poids, le prélude ou la retenue du mouvement, la promesse du mouvement à venir, ou l’écho du mouvement passé. Si le sujet d’un tableau pouvait être exprimé en mots, il n’aurait pas été nécessaire de le peindre. »
Pour cela, sa formation d’acteur a pu lui être utile, comme l’indique une première salle où, au fil des ans, d’autoportrait en autoportrait, se profile autant une personnalité kaléidoscopique qu’une galerie d’innombrables incarnations et amorces de narration possibles. Une façon de se mettre en scène aussi, de signifier par une simple présence inscrite dans l’espace : peindre comme on raconte, jouer comme on dessine.
Dans les images (gravures ou photographies de presse) qu’il transpose, Walter Sickert recherche ces mêmes simplification et efficacité narrative, la lenteur du procédé – exécuté en plusieurs étapes alternant définition et effacement – permettant la sédimentation de la matière picturale et du sens. Une mariée au pied d’un escalier avance seule avec sa porteuse de traîne (Pimlico, vers 1937), une foule attend sous la pluie que l’aviatrice descende de son appareil (Miss Earhart’s Arrival, 1932), des danseuses en ligne lèvent la jambe (High Steppers, 1938-1939), un chef dirige un orchestre situé hors champ (Sir Thomas Beecham Conducting, 1935). Ou quand l’action, concentrée, met l’imagination en branle.
Que contemplent ainsi, prises dans une vive lumière et serrées l’une contre l’autre, les deux figures de Jack and Jill (vers 1937-1938), apparitions aussi fugaces que persistantes, vues de face en gros plan, s’offrant comme un miroir à l’observateur médusé et prompt à échafauder des scénarios sans nombre ?
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« Walter Sickert. Peindre et transgresser », 14 octobre 2022 - 29 janvier 2023, Petit Palais, avenue Winston-Churchill, 75008 Paris.