La multiplication d’actes de vandalisme visant des œuvres d’art présentées dans des musées, pour protester contre l’inaction climatique et alerter radicalement sur les risques que celle-ci fait courir à notre planète et à la vie, a suscité des réactions d’indignation pour tout dire assez convenues et mesurées – hormis peut-être une ferme et vive condamnation de la ministre française de la Culture, Rima Abdul Malak.
Plusieurs historiennes et historiens d’art ou acteurs du monde culturel ont même publié des tribunes pour expliquer ces gestes, en les relativisant ou en les légitimant, au moins partiellement. Bruno Nassim Aboudrar écrit ainsi le 25 octobre 2022 dans Le Monde que « les œuvres visées par les écologistes ne risquaient rien »; Emmanuel Tibloux affirme le 1er novembre dans AOC que ces militants « court-circuitent l’histoire de l’art en activant simultanément les valeurs référentielle et matérielle de l’œuvre, nous forçant par là même à réfléchir à notre propre système de valeurs, et en particulier aux places qu’y tiennent respectivement l’art et la vie »; Juliette Bessette (en collaboration avec Anne Bessette) propose le 21 novembre dans AOC que « le cadre d’exposition muséale [serve] de point de départ à un nouveau tableau, vivant ». Leurs analyses sont légitimes et pointent des questions essentielles, mais il me semble qu’il vaut la peine malgré tout de rappeler quelques faits.
OBJETS DE DÉMONSTRATION
D’abord, les œuvres visées ne sont pas forcément aussi bien protégées qu’il y paraît. Qui a manipulé un jour un tableau pourvu d’une vitre ou d’un cadre de protection sait parfaitement que ceux-ci peuvent comporter des failles, notamment lorsqu’ils sont composés de plusieurs éléments, et que l’ajout de tout matériau sur une toile, y compris en infime quantité, peut entraîner des dommages irréparables. À moins d’une analyse très poussée de l’efficacité des systèmes de protection en place pour chaque œuvre visée, on ne peut être assuré de celle-ci. Le risque que fait courir un acte de vandalisme en vaut-il vraiment la peine, même pour produire une image forte, qui aura davantage de chance d’être largement
diffusée et de marquer les opinions ?
De plus, les actes de vandalisme n’ont rien de nouveau. Des ouvrages en ont fait l’histoire et analysé la façon dont des monarques, un peu partout dans le monde, ont effacé les traces de leurs prédécesseurs en martelant leurs images, dont les premiers chrétiens ont mis à bas les « idoles païennes », dont les iconoclastes de Byzance ou de la Réforme ont détruit les panneaux peints et les statues dans et sur les églises, dont les missionnaires européens ont jeté au feu les « fétiches » des peuples qu’ils colonisaient, dont les islamistes ont réduit en cendres ou en un tas de pierres informe les Bouddhas de Bâmiyân, les manuscrits de l’Institut Ahmed-Baba à Tombouctou ou les monuments de Palmyre, etc.
Toutes ces actions avaient leurs raisons, argumentées avec précision et conviction. Ni plus ni moins que celles des écovandales d’aujourd’hui. Mais, comme le précédent souvent invoqué de l’attaque par la suffragette Mary Richardson, en 1914, du tableau de Diego Vélasquez La Vénus au miroir le démontre avec force, d’une manière qui vaut également pour les actes que je viens de citer, en vandalisant ces œuvres d’art, on entendait effectivement les détruire parce que l’on considérait qu’elles ne devaient plus exister, ou ne plus être vues.
Il ne semble pas que cela soit le cas des militants européens d’aujourd’hui. Ceux-ci n’ont pas l’intention, du moins pour l’instant, de détruire des œuvres d’art. Même si, à l’occasion, ils ont pu en faire des objets de démonstration (en confrontant, par exemple, la nature qui y est représentée à ce que l’inaction climatique pourrait lui faire subir), ces militants s’en servent, non pas pour elles-mêmes, mais parce qu’elles sont les vecteurs d’une communication efficace. En cela, nonobstant leur autoprésentation comme dissidents, ils sont les purs produits de notre époque, qui, très souvent, assaillie par un flux constant d’images nous rendant infiniment moins précieuses que par le passé chacune d’elles, ne mobilise les images-objets du passé ou du présent qu’en tant que signes dont la matérialité n’importe guère, pas davantage que la relation sensible que l’on peut entretenir concrètement avec elle. Ces images-objets en effet valent avant tout par leur potentiel d’attraction et d’appropriation, par leur circulation sur tous les types de réseaux de diffusion et de commentaires.
La conclusion du grand discours de l’abbé Grégoire contre le vandalisme (en 1794) – « Les barbares et les esclaves détestent les sciences, et détruisent les monuments des arts; les hommes libres les aiment et les conservent » – n’a pourtant rien perdu de sa pertinence.