En France, les ventes publiques ne connaissent pas la crise. Mieux : nonobstant un contexte mondial pour le moins compliqué, l’habituel trio de tête des maisons de ventes y a enregistré en 2022 les plus gros chiffres de leur histoire !
Numéro un, Christie’s engrange ainsi 492 millions d’euros, presque le double de son volume en 2019, dernière année avant la pandémie. Les ventes de collections y sont pour beaucoup. Elles représentent à elles seules 50 % en nombre et en valeur de ce chiffre d’affaires. Deux collections couronnées de succès se classent parmi les six plus grosses dispersées par Christie’s dans le monde en 2022. D’abord celle du couturier Hubert de Givenchy (118,1 millions d’euros) dont provenait le bronze Femme qui marche d’Alberto Giacometti, vendu pour 27,2 millions d’euros, coup de marteau le plus élevé cette année. Ensuite vient celle de Jacqueline Matisse-Monnier, a qui a rapporté 40,5 millions d’euros. Hors ces collections, un dessin de Michel-Ange a remporté 23,2 millions d’euros.
Sotheby’s arrive deuxième cette année avec le montant là aussi record de 449 millions d’euros, tiré par l’éclatant succès de la collection Lambert, du nom du somptueux hôtel particulier de l’Ile Saint-Louis garni par la famille Al Thani des plus belles créations des arts décoratifs français du XVIIIe siècle. Celles-ci ont totalisé 76,6 millions d’euros, soit « la plus grosse vente au monde d’arts décoratifs français et la plus grande house sale de Sotheby’s dans le monde », souligne Mario Tavella, président de Sotheby’s France. Avec 80,9 millions d’euros, la collection des sculptures des Lalanne de Dorothée Lalanne a été un autre temps fort de 2022 rue du Faubourg-Saint-Honoré.
Alors que Sotheby’s et Christie’s arrivent dans un mouchoir de poche au niveau mondial, c’est peu ou prou le cas en France aussi si l’on prend en compte les ventes privées. Sotheby’s les a intégrées dans ses résultats. Elles ont doublé en 2022, cumulant 151 millions d’euros, pour un total en France de 600 millions d’euros tout type de ventes confondues. Une grosse partie, que ne souhaite pas préciser Mario Tavella, comprend des pièces de la collection Al Thani de l’hôtel Lambert, vendues en amont de gré à gré. « C’était déjà un grand risque de vendre un tel ensemble [1 300 lots, ndlr] au point qu’une vente était prévue à Paris et une autre à New York, confie-t-il. Mais j’ai obtenu que la dispersion se déroule uniquement à Paris ». Un choix qui s’est révélé payant…
Selon Mario Tavella, l’ampleur prise par les ventes privées s’explique par l’extension de cet outil à toutes les spécialités. « Il y a quelques années, elles étaient surtout réservées au design ou à l’art contemporain, explique-t-il. Au moins quinze départements y ont contribué cette année, nos spécialistes se sont adaptés ». Parmi ces ventes figure la cession au Louvre du camée manquant de la coupe de Louis XIV par Miseroni déjà détenue par le musée, qui a lancé un appel public aux dons, le prix de la pièce étant de 2,6 millions d’euros.
Chez Christie’s, « Nous dépassons les 600 millions d’euros avec les ventes privées », nous précise Cécile Verdier, sa présidente France. Soit une centaine de millions d’euros de ventes de gré à gré. « L’appétit pour les ventes de gré à gré se répand et concerne vraiment toutes les spécialités de la maison, contemporain, moderne, design, photo, objets et mobilier, Asie, Afrique, bijoux, livres… », ajoute-t-elle. Et si le Conseil des maisons de ventes ne retient que les ventes publiques, les transactions de gré à gré rapportent des bénéfices considérables pour les sociétés spécialisées dans les enchères…
Moins concernée par les ventes privées ou du moins pas à ce niveau, Artcurial se classe à nouveau troisième en France, avec un total de 216,5 millions d’euros. Elle a failli vendre l’œuvre la plus chère en 2022. En mars, le Panier de fraises des bois de Chardin s’envolait en effet à l’Hôtel Dassault à 24,3 millions d’euros. Hormis pour les voitures de collection, c’est la première fois qu’une œuvre dépassait les 10 millions d’euros chez Artcurial ! Un triomphe pour le directeur du département de tableaux anciens de cette maison, Matthieu Fournier, et pour l’expert Éric Turquin, qui tous deux connaissaient la vendeuse. Et un paradoxe pour Artcurial, qui fête les vingt ans d’un modèle construit sur les XXe et XXIe siècles et l’art de vivre, et qui a eu raison de persévérer dans cette spécialité aussi, où elle a creusé l’écart avec ses concurrents. « En dehors du Chardin, nous avons vendu une trentaine de tableaux à plus de 100 000 euros chacun, soit un niveau élevé, pour un total de presque 50 millions d’euros pour le département », se félicite Matthieu Fournier. Le département phare cette année reste les voitures de collections, qui totalisent 60,5 millions d’euros.
Au total, les trois premières maisons cumulent en France plus de 1 milliard d’euros à elles seules, soit 42 % de plus qu’en 2019, creusant l’écart avec les autres sociétés de ventes. « Jusqu’où vont-elles aller dans cette croissance qui oblige à faire toujours mieux l’année suivante ? », s’interroge un observateur. L’Hôtel Drouot, qui n’est pas une maison de ventes mais une plateforme pour les commissaires-priseurs, annonce quant à lui 354 millions d’euros estimatifs, soit une hausse d’environ 6 %. « C’est la crise partout, et pourtant le marché se maintient, il ne s’effondre pas », constate Alexandre Giquello, le président de Drouot. Grâce à une politique d’ouverture à de nouvelles sociétés de ventes, ce dernier a relancé l’activité à Drouot, qui attire de plus en plus de maisons, et tire bénéfice de son site Internet Drouot Live. Onze lots ont atteint ou dépassé le million d’euros, dont une Vierge à l’Enfant en terre cuite de Michel Colombe partie pour 4,7 millions d’euros chez AuctionArt Rémy Le Fur & associés, ou deux tables de Jean Prouvé vendues chacune pour 1,9 million d’euros par Ader.
Reste à savoir si le Brexit fait déjà sentir ses effets sur une place parisienne qui a le vent en poupe. Pour des raisons liées aux taxes frappant au Royaume-Uni les œuvres venant de pays situés dans l’Union européenne, Christie’s a organisé cette année ses ventes d’art italien à Paris au lieu de Londres, jusqu’ici « le » spot pour cette spécialité ; et Sotheby’s a fait de même avec l’art surréaliste, cédant notamment une toile de Picabia pour près de 10 millions d’euros. « Un Espagnol, par exemple, choisira plutôt Paris pour vendre que Londres désormais. Certaines ventes en ont bénéficié chez nous notamment en tableaux anciens. Mais des collections de Londres n’ont pas été rapatriées à Paris. », précise Mario Tavella, président de Sotheby’s France. Toutefois, dans un entretien récent, le président mondial de Christie’s, Guillaume Cerutti, a nuancé l’impact du Brexit, soulignant que si Londres n’est plus la plateforme préférée des vendeurs, les gros arbitrages se font désormais avec les États-Unis et avec l’Asie… Qu’importe : le mouvement est en marche et pourrait profiter à Christie’s et à Sotheby’s en France dans les années à venir, contribuant à grossir encore leurs chiffres d’affaires. Au détriment des maisons hexagonales ? Si les « anglo-saxonnes » n’ont plus comme argument de proposer de vendre à Londres, les Françaises ne peuvent-elles pas tirer parti elles aussi de la situation ?