Cela faisait dix ans que Diane Dufour et Quentin Bajac, directeurs respectifs du BAL et du Jeu de Paume, avaient en tête ce projet d’exposition, né des recherches de Giuliano Sergio sur l’arte povera, qui l’a envisagé sous l’angle inédit de l’image mécanique. Pourtant, à y regarder de plus près, cette dernière est omniprésente dans les productions du mouvement, qu’elle soit simple document ou instrument de l’œuvre.
En explorant la relation féconde qu’entretenaient ces artistes à la photographie, au film et à la vidéo, « Renverser ses yeux » contribue non seulement à renouveler le regard sur l’arte povera, mais aussi à en élargir la définition. La chronologie habituelle est dépassée, de même que le nombre d’artistes traditionnellement affiliés au mouvement. Le visiteur peut ainsi découvrir des œuvres moins connues de cette période effervescente de l’art italien, à travers un parcours éminemment riche, qui, souligne Quentin Bajac, a été rendu possible par la grande réceptivité au projet qu’ont manifestée les artistes et estates concernés. L’exposition s’articule autour de quatre thématiques – corps, expérience, image, théâtre –, partagées entre les deux institutions parisiennes.
LE CORPS, LE TEMPS ET L’ESPACE POUR SUJETS
Les deux étages du BAL sont consacrés à la question du corps. Celui de l’artiste d’abord, la plupart des grands noms de l’arte povera ayant pris leur corps pour sujet. Comme le dit Diane Dufour, ce dernier est « le matériau le plus immédiatement disponible, servant la fusion de l’art et de la vie recherchée par ces artistes ». L’image mécanique a constitué un outil privilégié pour mettre ce corps à distance, soulevant par là des problématiques liées à l’identité, à l’autobiographie et à l’autoportrait. Alighiero Boetti l’utilise pour atteindre la gémellité avec lui-même, donnant naissance à Alighiero, l’artiste, et à Boetti, l’auteur. Giulio Paolini se dédouble lui aussi pour se représenter à la fois comme peintre et photographe dans son chef-d’œuvre de 1965, Académie 3.
Les tenants de l’arte povera se saisissent ensuite du corps du visiteur ou du spectateur, dont ils se servent pour « actualiser leurs œuvres ».
Michelangelo Pistoletto nous invite ainsi à inscrire ses tableaux-miroirs dans le présent, en apportant par notre reflet le pendant vivant à l’image fixe imprimée sur la surface réfléchissante. Le corps se fait enfin politique dans Ideologia e natura, une performance au dénouement clownesque imaginée par Fabio Mauri en 1975.
L’exposition se poursuit au Jeu de Paume, où l’expérience du temps et de l’espace est retranscrite par le biais de l’image mécanique. Étendre ses bras pour mesurer un champ labouré (Luca Maria Patella), compter des haricots un à un dans un lent rituel (Marisa Merz), tenter de faire des ondes carrées en jetant un caillou dans l’eau (Gino De Dominicis). Toutes ces images nous ramènent à l’essence même de l’arte povera : la pauvreté du geste au sens mini-du terme, une approche « presque franciscaine » de l’art aux yeux de Diane Dufour. L’espace doit aussi se lire au prisme de l’agitation sociale et politique de la fin des années 1960, à travers notamment un investissement urbain. Les happenings enfumés de Michele Zaza font écho aux grèves et révoltes estudiantines, appelant une rencontre entre art et société. Michelangelo Pistoletto fait rouler une boule de journaux dans les rues de Turin, tandis que Mario Cresci déploie sur le trottoir romain sa superbe frise d’une grève accidentellement photographiée en surimpression.
À l’étage supérieur, l’arte povera s’empare de l’image mécanique en faisant allusion à l’omniprésence que lui permet son pouvoir de reproduction. À travers des piles de plusieurs dizaines de milliers de photographies d’écrans vides, Emilio Prini invoque ainsi la présence obsédante mais vaine de l’image. Cette réflexion autour de l’avènement de cette dernière conduit à redéfinir le rôle de l’artiste dans une société désormais gouvernée par la consommation. Cela passe par une hybridation des techniques et une nouvelle approche de la peinture que les moyens mécaniques viennent bouleverser. Au début des années 1970, l’artiste napolitain Carlo Alfano, l’une des belles découvertes de cette exposition, mélange ses pratiques picturales et photographiques, perturbant le rythme de sa peinture par des inserts photographiques.
ÉCHAPPER AU PRÉSENT
En se tournant vers une réflexion sur leur propre pratique, des photographes comme Ugo Mulas et Mimmo Jodice, dont le travail était à l’origine consacré à la documentation des avant-gardes, entreprennent quant à eux de déconstruire l’image photographique, interrogeant, pour l’un, les composantes du médium et, pour l’autre, sa vraisemblance. À Modène, Franco Guerzoni et Luigi Ghirri ouvrent un dialogue autour de la possibilité d’une œuvre purement photographique.
Accueilli par l’Italia d’oro de Luciano Fabro, le visiteur explore dans les dernières salles la dimension théâtrale de l’arte povera et de ses images mécaniques. Au fil des différentes vidéos et photographies présentées, l’atelier et la galerie deviennent lieu d’expérimentation, se transformant en une scène de théâtre sur laquelle l’artiste performe et donne au processus de création le premier rôle. L’image mécanique a constitué un outil privilégié pour mettre ce corps à distance, soulevant par là des problématiques liées à l’identité, à l’autobiographie et à l’autoportrait.
La période mouvementée de la fin des années 1960 laisse ensuite place aux « années de plomb », frappées par le terrorisme et un certain désenchantement. Dans les pratiques artistiques, cela se traduit par une volonté d’échapper au présent à travers des références plus historiques. C’est le cas notamment chez une nouvelle génération d’artistes très marqués par l’arte povera et par l’idée de performance, qu’ils expriment dans une autre direction. Nombre d’entre eux, tels Luigi Ontani et Salvo (Salvatore Mangione), renoncent aux actions éphémères, créant plutôt des tableaux vivants.
Brillante exposition, « Renverser ses yeux » met en lumière l’immense liberté avec laquelle les artistes présentés ont appréhendé l’image mécanique. Leurs œuvres étaient souvent réalisées en deux formats, photographique et vidéo. Ce libre emploi des deux médiums traduit, pour Diane Dufour, la beauté de l’arte povera qui, en faisant feu de tout bois, ne sacralisait en rien l’œuvre : il s’agissait essentiellement de décliner une idée incarnée par des pièces. Une démarche que ces mots de Bill Viola résument parfaitement : « Pour eux, la vidéo n’était qu’un autre moyen, l’art passait avant tout. »
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« Renverser ses yeux. Autour de l’arte povera 1960-1975 : photographie, film, vidéo », 11 octobre 2022-29 janvier 2023, Jeu de Paume, 1, place de la Concorde, 75001 Paris. / LE BAL, 6, impasse de la Défense, 75018 Paris.