L’histoire de l’art du XXe siècle a longtemps défavorisé les peintres ou sculptrices ayant fait le choix de vivre avec un artiste. Songez à Sonia Terk-Delaunay, à Sophie Taeuber-Arp, à Dorothea Tanning (mariée à Max Ernst) ou encore à Lee Krasner (épouse de Jackson Pollock), dont les œuvres, dans le récit d’une modernité héroïque et pionnière, ont été en grande partie éclipsées par celles de leur compagnon ou définies à l’aune de leurs rapports avec celui-ci. Anna-Eva Bergman (1909-1987), auteure d’un œuvre pourtant conséquent, a connu le même sort : jusqu’à récemment, elle est restée, aux yeux des responsables institutionnels comme des historiens d’art, dans l’ombre de son époux Hans Hartung.
Les travaux de la Fondation Hartung-Bergman – créée en 1994 et où sont conservées les archives de l’artiste –, les publications de chercheurs tels que Ole Henrik Moe et Christine Lamothe, et les expositions organisées ces dernières années (Domaine de Kerguéhennec, à Bignan, en Bretagne, en 2017 ; musée des Beaux-Arts de Caen, en 2019-2020), permettent petit à petit de révéler son importance. Gageons que cette biographie, suivie d’une rétrospective au musée d’Art moderne de Paris en mars 2023, contribuera à accélérer une reconnaissance amplement justifiée.
« TOUT DOIT IRRADIER LA LUMIÈRE »
Thomas Schlesser, s’appuyant sur les innombrables écrits et documents laissés par l’artiste à sa mort, raconte une vie sinueuse, riche et souvent tragique : « Anna-Eva Bergman devient Anna-Eva Bergman malgré l’enfance bafouée par les coups, la désaffection d’un milieu familial chaotique, les détraquages d’une santé vacillante, le contexte de haine politique de l’Europe du XXe siècle.» On suit la peintre à travers l’Europe, de Stockholm, sa ville natale, à Oslo, en passant par Paris, où elle rencontre Hans Hartung, sans oublier ses années berlinoises, minorquines ou italiennes. Dans ce contexte biographique sont examinés son intérêt pour la nouvelle objectivité, sa passion pour le nombre d’or, puis, au début des années 1950, l’avènement d’une maturité esthétique avec la création d’un registre de formes épurées essentiellement empruntées au monde naturel (montagne, horizon, mer, astres, etc.) et mises au service d’une vision quasi mystique. Sous la plume de Thomas Schlesser, porté par son sujet jusqu’à un certain lyrisme, Anna-Eva Bergman, en quête d’absolu, apparaît comme une artiste résolue et indépendante, une personnalité cultivée et littéraire – elle est un temps journaliste et connaît le succès avec son livre Turid en Méditerranée (1942), relatant sa vie à Minorque avec Hans Hartung –, mais aussi comme une femme qui souffre, physiquement et moralement, rongée par la maladie et l’alcoolisme. On peut cependant regretter que le récit de la vie matérielle d’Anna-Eva Bergman prenne parfois le pas sur celui de sa vie intellectuelle et spirituelle, qui transparaît si puissamment dans ses tableaux.
-
Thomas Schlesser, Anna-Eva Bergman. Vies lumineuses, Paris, Gallimard, 2022, 384 pages, 29 euros.