Le périple ferroviaire jusqu’à Gstaad à bord de la voiture Belle-Époque du Montreux Oberland bernois (MOB) cheminant à travers les Alpes enneigées constitue en soi une parfaite introduction à l’édition 2023 de « Elevation 1049 » dans la très chic villégiature et station de ski du canton de Berne. La montagne magique – pour reprendre Thomas Mann – alliée à l’art contemporain, la création vivante au cœur de somptueux paysages.
« Il nous semblait important de rapprocher la nature des habitants de Gstaad, expliquait lors du lancement de cette édition Maja Hoffman, fondatrice de la Fondation LUMA, mécène du projet. "Elevation 1049" est né du désir de parler des montagnes dans une dimension différente. Ce n’est pas uniquement le ski. Nous savons tous que le changement climatique est en marche. La nature est abîmée, il faut changer notre façon de faire et notre regard, en la respectant. Nous n’avons aucun intérêt à continuer à vivre comme nous l’avons fait jusqu’ici. Nous devons changer notre rapport au monde et être acteurs du changement. C’est ce que nous avons voulu faire en invitant les artistes pour cette édition intitulée "Interstices". »
Doug Aitken, dont Mirage – une maison-sculpture en verre dans laquelle se reflétait le paysage – fut l’une des pièces phares de la 3e édition hivernale « Frequencies » en 2019, a signé après ces propos liminaires le catalogue dédié à ce projet à l’occasion de sa parution (JRP éditions, Zolo Press).
Neville Wakefield et Olympia Scarry assurent le commissariat depuis la première édition, en 2014. « En une décennie, le projet n’a cessé d’évoluer, se félicitait Neville Wakefield. Au début, nous avons proposé aux artistes de créer des œuvres in situ, d’instaurer un dialogue avec le paysage. Récemment, la manifestation s’est muée en un événement temporaire, dédié à la performance. »
Ouvrant le bal avec un air de samba sur les cimes, Ernesto Neto a orchestré le premier jour, sur les hauteurs de Eggli, un long rituel païen de communion avec la nature, intitulé Healing Bug Acupun Earth. Au son d’une batucada, accompagnée de cors des Alpes, le chaman brésilien a installé un long parcours de rubans livrés au vent, tels des drapeaux de prières tibétains. L’installation est visible jusqu’au 16 avril. « Tout est rituel dans la vie, selon l’artiste carioca. Aujourd’hui, au quotidien, nous faisons les choses automatiquement, comme des machines. Nous avons besoin de nous reconnecter au moment présent, à la nature autour de nous. Je suis allé en Engadine, j’ai regardé la lune, son évolution tous les jours. À Rio, je salue le soleil chaque matin. Le rituel nous ramène à l’essentiel, au partage de l’énergie à travers la musique, la danse. »
Autre personnage haut en couleur, ancien cartographe à la démarche écologique, au sens propre, l'Anglais Simon Beck trace en marchant dans la neige d’immenses dessins géométriques inspirés de formes mathématiques. Des mandalas éphémères, prouesses visuelles autant que physiques. À Gstaad, l'inventeur du Snow Art a réalisé trois compositions dans autant de lieux différents.
Dans la cour du château de Rougemont, Salomé Chatriot, passionnée par le transhumanisme et le rapport du corps à la machine, a proposé une performance en extérieur, Fragile Ecosystem, dans un décor entouré de braseros. Vêtue d’une combinaison dorée, l’artiste a activé un dispositif sonore électronique par le seul truchement de son souffle, intense, dans un grand coquillage équipé de capteurs.
Dans l’église romane Saint-Nicolas attenante, la projection de Dream Journal du Canadien Jon Rafman, accompagnée d’un live à l’orgue, a subjugué plus d’un spectateur. Trash et loufoque, tantôt drôle, tantôt effrayant, son univers d’images de synthèses à l’esthétique proche des jeux vidéo inspirait à une collectionneuse, toute de fourrure vêtue : « Ses cauchemars sont pires que les miens ! ».
Avec Mirror Moon, Michael Wang a conçu une installation en phase avec les cycles lunaires. Une image de la face cachée de la lune est projetée en extérieur. Soit l’envers du décor, mais avec une même évolution que l’astre, en temps réel. Le 5 février, la projection devenue totalement obscure après le dernier croissant jouait l’effet de miroir inversé face à la pleine lune luisant dans le ciel helvétique.
Dans le hangar du petit aéroport de Gstaad Saanen, Michele Rizzo a remporté les suffrages avec HIGHER xtn, l’adaptation de sa performance de 2015. Avec quatre autres danseurs, sur un rythme techno crescendo, le chorégraphe a donné à voir durant une demi-heure les mouvements de plus en plus libérés des clubbeurs, entre expression corporelle et communion digne des nuits berlinoises du Berghain.
Spectaculaire, la performance Music Requisites de Silva Agostini à Eggli, sur les pistes en contrebas du Club de Luge, a aligné de nuit des dameuses « ratrac » éclairées, sur un air de l’opéra Les Fées de Richard Wagner. A suivi une performance de Serge Attukwei Clottey, Lost and Found, utilisant des objets, reflets de la globalisation et du colonialisme, vêtements, valises…
Après une longue journée à arpenter les sommets, dans l’air froid et vivifiant, rien de tel qu’un sauna pour réchauffer le corps et l’esprit. Pour ce faire, Mimosa Echard a été invitée à créer une installation dans le sauna du HUUS Hôtel. « Neville et Olympia m’ont proposé de participer au programme lorsque j’étais en résidence à la Villa Albertine à Miami, raconte la lauréate du Prix Marcel-Duchamp 2022. J’ai essayé de travailler avec des choses que je vivais là-bas. Depuis longtemps, je voulais faire une pièce dans un sauna. En résidence à la Villa Kujoyama à Kyoto, au Japon, j’avais vu des télévisions dans les saunas. Un jour, je m’étais perdue dans la montagne et j’avais regardé un match de base-ball dans un sauna. Une jeune personne pleurait parce que son équipe avait perdu. Cela m’avait émue. J’ai repensé à ce lien entre les larmes, la transpiration, les liquides corporels. La bande-son, d’après une chanson baroque de Barbara Strozzi, où elle explique qu’elle ne parvient pas à pleurer, accompagne un montage réalisé avec des vidéos prises avec mon téléphone à Miami, où je m’étais intéressée aux métaphores de l’eau dans cette ville, vouée à être submergée. C’était une sorte de crise, de gros chagrin. J’avais envie de voir ce que donne cette expérience d’être captif dans un sauna, de transpirer. C’est assez intense, physique. C’était l’occasion de proposer un tel dispositif. »
Parmi les autres temps forts de cette édition hivernale de « Elevation 1049 », on retiendra l’impressionnante performance Pyro-nimbus de Fabrice Gygi, qui après avoir allumé un feu, a posé sa tête dans les cendres encore chaudes, à peine éteintes à l’aide d’un peu d’eau. « C’est un flirt avec la mort, confiait plus tard l’artiste genevois, dont l’atelier à Martigny lui rappelle la liberté de son enfance dans la nature. En posant ma tête, j’entendais le crépitement du bois qui continuait à brûler. Mais j’avais mis quand même une petite assiette, très fine. Je crée une image, comme une icône qui reste grâce à la photographie. Je préfère laisser l’interprétation au spectateur, qui va se faire son histoire. Le silence est plus riche que la parole. Il faut conserver le mystère de l’art. Si je savais moi-même pourquoi je fais cela, je ne le ferais peut-être pas. »
Tarek Atoui, quant à lui, a hypnotisé le public avec The Ice Drifter, installé seul sur une estrade au centre de la patinoire de Gstaad. L’artiste a électrisé l’atmosphère tranquille et préservée du village de cossus chalets, jamais très éloignés des boutiques Hermès et Loro Piana, manipulant devant ses micros des objets et de la glace pour en explorer les sons improvisés en direct. Une composition ambient avec des effets de craquements de glaciers, de Larsen telluriques. Du seau à glace comme instrument de musique – autant dire du sur-mesure pour Gstaad. Champagne !
« Elevation 1049 : Interstices », Gstaad, canton de Berne, Suisse.