Très vite, à la lecture, s’impose la singularité du ton et de la méthode que Marion Grébert, elle-même photographe, a imprimée à l’étude qu’elle consacre aux œuvres, constituées d’autoportraits photographiques, de Francesca Woodman et de Vivian Maier. Fondée historiquement autant qu’échafaudée théoriquement, elle assume, en outre, nombre de motivations ou réactions affectives à l’égard de son sujet. Ainsi l’auteure n’hésite-t-elle pas à exprimer son admiration, sa stupéfaction, son trouble. De même, elle évoque son commerce personnel avec des œuvres vues dans telle collection et ancre l’ensemble de son projet dans la « fascination historique » qu’elle dit éprouver « à revivre mentalement [la] période charnière » des débuts de la photographie, cette « invention technique » qui a permis aux femmes « de se représenter entre elles et elles-mêmes » (p. 9).
QUAND LA FEMME S’EMPARE DU MÉDIUM PHOTOGRAPHIQUE
À partir de là, le propos se déploie en courts chapitres qui sont autant de relectures d’épisodes de l’histoire de la photographie (le portrait au format carte de visite inventé par Eugène Disdéri; le flou dans les portraits de Julia Margaret Cameron ; le nu et les photographies spirites ; les « mères cachées » qui tiennent leur nourrisson pendant la prise de vue photographique, dissimulées sous un drap sombre) ou de sondages dans sa théorisation.
Marion Grébert s’attache ainsi au portrait de la mère de Roland Barthes lorsqu’elle était enfant, qui occupe le cœur de La Chambre claire, ou à la photographie d’une marchande de poisson par David Octavius Hill, que commente Walter Benjamin. Elle revient sur nombre de motifs tels que la chambre, l’espace domestique, le tombeau, la crypte, le portrait funéraire, la fuite, l’altérité, ancrant ses analyses dans un large spectre de domaines, de la littérature (Emily Dickinson et Marcel Proust, mais aussi la figure d’Ulysse et la descente aux enfers d’Orphée) à l’anthropologie (le rôle des femmes dans les rites funéraires), en passant par l’archéologie, la psychologie clinique, la biologie et l’écologie – d’où elle extrait la notion de sentinelle ou de bio-indicateur. Ainsi s’inscrit-elle dans une « histoire iconographique longue » (p. 123) où, par des « associations troublantes » (p. 114) et par des mouvements concentriques ou en spirale autour des œuvres de Woodman et Maier, elle donne à voir la disparition qui marque, en leur cœur, les figurations féminines, ou plutôt cet «effacement actif» (p. 121) qu’elles ont en commun, à l’époque même où les femmes « conquièrent collectivement la possibilité de devenir des auteurs » (p. 135). En montrant sous un jour nouveau ces deux artistes qui « manifeste[nt] visiblement les signes d’une volonté de disparaître » (p. 79), elle œuvre à une réflexion sur la création des femmes et ce qu’elle peut ouvrir pour la pensée du monde actuel.
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Marion Grébert, Traverser l’invisible, Strasbourg, L’Atelier contemporain, 2022, 256 pages, 25 euros.