On avait laissé la réalisatrice et journaliste américaine Laura Poitras avec Citizenfour, opus de haut vol multirécompensé, notamment de l’Oscar du Meilleur documentaire en 2015. On la retrouve, tout aussi inspirée, avec Toute la beauté et le sang versé [All the beauty and the bloodshed], consacré à la vie et l’œuvre de la photographe Nan Goldin. Un film choc et sensible, au plus près de son sujet, derechef nommé cette année pour les Oscars, après avoir reçu le Lion d’or à la Mostra de Venise en 2022. « Dans mes films, je dresse toujours le portrait d’individus qui se battent pour une certaine idée de la justice et de la responsabilité. Nan Goldin était de ceux-là », a salué la réalisatrice.
Fin 2017, Nan Goldin cofonde le collectif PAIN (Prescription Addiction Intervention Now), qui prône la prévention des overdoses. Le début d’un combat déterminé contre la famille Sackler, détentrice de Purdue Pharma, laboratoire pharmaceutique commercialisant le médicament antidouleur hautement addictif OxyContin, responsable de la crise des opiacés aux États-Unis. Ce scandale de santé publique a coûté la vie à plus d’un demi-million d’Américains. Après avoir elle-même survécu, de justesse, à cette addiction à la suite d’une prescription médicale – « Je suis passée de 3 à 18 pilules par jour, avant de le sniffer », témoigne-t-elle –, elle décide de mettre sa notoriété au service de cette cause. Objectif : « les faire tomber ».
Habillement rythmé, le film alterne les séquences documentant, sur plusieurs années, les réunions du collectif, sa croisade anti-Sackler, ses opérations coup de poing dans les musées et l’espace public – inspirées par la radicalité d’Act Up –, et le récit, le plus souvent en voix off, du parcours de la photographe, images et archives à l’appui. Le spectateur suit l’artiste et les membres de PAIN au Guggenheim Museum et au Metropolitan Museum of Art, à New York, ou encore devant la pyramide du Louvre, à Paris – où l’auteur de ces lignes fait une furtive apparition, en train de recueillir les propos de la photographe. Passé un silence assourdissant, l’effet domino poussera plusieurs musées à retirer de leurs salles le nom de Sackler, en dépit du statut de puissant mécène de cette famille. PAIN engagera une action en justice, avant que Purdue Pharma ne dépose le bilan pour éviter les poursuites.
Suivant sa propre pratique du diaporama, les photographies de l’artiste défilent à l’écran. La bande-son joue, elle aussi, un rôle crucial, de Cold Song de Klaus Nomi à l'air d'opéra Casta Diva de Norma de Bellini. L’un des aspects les plus réussis du film tient dans la narration de la vie chaotique de l’artiste, de ses débuts à la consécration internationale, sans jamais céder à aucun voyeurisme : au contraire, avec une déconcertante franchise, et des révélations troublantes. Comme lorsque celle-ci avoue, pour la première fois, avoir travaillé dans un bordel à New York pour gagner sa vie. « Une période très glauque », à l’origine de son empathie pour les travailleuses du sexe. Ou encore lorsqu’elle confie, plus loin, avoir frôlé la mort. « Nan Goldin met en avant des gens que la société a choisi de réduire au silence », résume Laura Poitras.
La photographe se met à nu, y compris dans ses photographies. Un engagement corps et âme, sans compromis. On suit ses rencontres amoureuses – hommes comme femmes –, la vie chaque fois saisie au vol dans des instantanés qui ont fait d’elle l’une des figures majeures de la photographie contemporaine. C’est aussi le récit d’une époque : le New York des années 1980, la culture gay, ses colocataires drag-queens – qu’elle veut « voir en couverture de Vogue », la drogue omniprésente, les squats de Bowery, les clubs underground où elle montre ses premiers diaporamas, expérimentations de ce qui deviendra sa pièce et livre cultes, The Ballad of Sexual Dependency, « une œuvre incroyablement politique ». Ses clichés racontent sa rencontre avec David Armstrong (« en volant des steaks »), dont elle aime l’androgynie – « On s’est libéré mutuellement. Il a compris qu’il était gay grâce à moi, et il m’a donné mon nom : Nan » –, son quotidien au Tin Pan Alley, un bar social aidant les prostituées à s’en sortir. L’appareil photo jamais loin, elle y rencontre des artistes, écoute les clients jusqu’à 4 heures du matin. « Elle photographie de notre côté », commente l’un d’eux. Ses images immortalisent ses proches : Cookie Mueller, égérie du cinéaste John Waters, le critique Rene Ricard (auteur en 1981 du premier article d’ampleur sur Jean-Michel Basquiat, The Radiant Child, publié dans Artforum), le peintre Francesco Clemente… « Photographier sa vie était alors exceptionnel. Mais à l’époque, les femmes n’étaient pas reconnues comme artistes. Je méprisais le monde de l’art. Ma vie était à Times Square. C’était une temps de liberté et de créativité », lâche Nan Goldin. Vient l'idylle avec Brian qui, jaloux, la bat. En témoignent les hématomes de ses douloureux autoportraits d’alors. L’hécatombe du Sida, mise ici en parallèle avec la crise des opiacés, sonne la fin de partie. « C’était comme la Seconde Guerre mondiale. On les voyait tous tomber et on ne pouvait rien faire. J’ai monté une exposition à Artists Space à Tribeca sur le Sida, « Witnesses : Against Our Vanishing », avec Peter Hujar, Philip-Lorca diCorcia, David Wojnarowicz… » Tollé général. L’Église pousse des cris d’orfraie, le National Endowment for the Arts (NEA) retire sa subvention. En retour, Nan Goldin dénonce « un nouveau maccarthysme ».
En émaillant le récit de témoignages – le journaliste du New Yorker Patrick Radden Keefe, auteur de L’Empire de la douleur [Empire of Pain], une enquête fouillée sur la famille Sackler ; David Velasco, l’actuel rédacteur en chef d’Artforum ; des amis, des activistes –, le film déroule le fil chronologique de sa biographie, de l’ombre à la lumière. Avec, au passage, quelques épisodes pas piqués des hannetons. Par exemple, lorsqu’elle explique avoir « taillé une pipe » au chauffeur pour payer le taxi qui l’emmène en 1979 montrer ses photographies à Marvin Heiferman, qui lancera sa carrière. « Je n’avais rien vu de tel auparavant », se souvient le critique, subjugué par ses images. La photographe ajoute, laconique : « C’est comme ça que je suis entrée dans le monde de l’art ».
De ce chaos créatif émerge, rétrospectivement, une cohérence. Commencé avec l’histoire de sa sœur aînée, Barbara, internée à l’adolescence après avoir avoué son attirance pour les femmes, le film s’achève sur une séquence poignante chez leurs parents, devenus âgés. La mère lit un passage du roman Au cœur des ténèbres [Heart of Darkness] de Joseph Conrad, transcrit sur une feuille de papier dans le sac de sa fille, retrouvé après sa mort sur une voie ferrée. Un suicide, dissimulé en accident. Le mot de la fin est pour la photographe : « On ne parle pas ouvertement des problèmes dans notre société, et cela détruit les gens. Tout mon travail porte sur la stigmatisation sociale, qu’elle concerne le suicide, la maladie mentale ou le genre. » Au-delà des clichés, une œuvre à fleur de peau, viscéralement engagée.
« Toute la beauté et le sang versé [All the beauty and the bloodshed] », réalisation Laura Poitras, production Altitude et Participant, 1 h 57, distribution France PYRAMIDE, sortie au cinéma le 15 mars 2023.