Née à Harlem en 1930, Faith Ringgold, peintre, artiste textile, performeuse et auteure, déploie depuis les années 1960 un art politique et pluriel, reflet de son militantisme en faveur des droits civiques et de l’émancipation des femmes. Formée au City College of New York – premier établissement supérieur public et gratuit des États-Unis –, elle est marquée par la Renaissance de Harlem, vaste mouvement culturel qui vivifie la production artistique africaine-américaine de l’entre-deux-guerres, mais également par la modernité européenne. Ici se loge, du reste, la raison d’une rétrospective au musée national Picasso-Paris : par-delà la valeur intrinsèque de son œuvre, que l’exposition s’emploie adroitement à révéler, le regard aussi passionné que critique posé par Faith Ringgold sur Pablo Picasso a éveillé l’intérêt de Cécile Debray, présidente du lieu, soucieuse de repenser la postérité du peintre espagnol. À partir des années 1970, Faith Ringgold mêlera à ses influences initiales des emprunts à des pratiques populaires telles que le tanka (tissu peint de la culture bouddhiste tibétaine), les masques ou le quilt (patchwork), sans omettre de nombreux clins d’œil à la scène new-yorkaise, du pop d’Andy Warhol au néo-dadaïsme de Jasper Johns.
Placée sous le commissariat de Cécile Debray, l’exposition est conçue de manière chronologique et articulée autour de quelques-unes des séries importantes qui structurent l’œuvre de Faith Ringgold. Elle commence par un petit ensemble de tableaux de figures du début des années 1960, Early Works, dont un très bel autoportrait. Dès cette introduction, on comprend l’ambition de l’artiste : offrir à la communauté noire de son pays une visibilité, une place, mais aussi un récit qui lui ont été refusés depuis des décennies, en raison de la colonisation, de l’esclavagisme et de la ségrégation. Ainsi, elle stylise les visages travaillés par aplats de couleurs sourdes rehaussées de vert émeraude ou de bleu, et aux lignes sinueuses. À l’expression figée des cinq hommes blancs fixant mêmement le spectateur (Early Works #15 : They Speak No Evil (Ils ne disent pas de mal), 1962), elle oppose l’individualisation des traits et le sourire des Africains-Américains (Early Works #20 : Black and Blue Man, 1964). Car la figuration, commune à d’autres artistes de Harlem (Norman Lewis, William H. Johnson…), est la voie qu’elle choisit d’emprunter, propre, pense-t-elle, à traduire ses émotions et ses combats, en rupture avec le
formalisme froid alors en vogue : « L’art militant était méprisé pour être naïf, voire vulgaire », note-t-elle, consciente d’un positionnement à contre-courant.
UN PANORAMA AFRICAIN-AMÉRICAIN
Consacrées à deux séries clés, American People (1963-1967) et Black Light (1967-1969), les deuxième et troisième sections du parcours montrent combien l’œuvre de Faith Ringgold est ancrée dans les luttes qu’elle soutient. Tandis que le Civil Rights Act est promulgué en 1964 – mettant fin à la ségrégation raciale –, Faith Ringgold entreprend, dans la première de ces deux séries, une révision sans concession de l’American way of life. Elle y dépeint les profondes inégalités qui subsistent dans la société états-unienne, sa violence intrinsèque, son hypocrisie. Le visage peu avenant des « voisins » (American People Series #3 : Neighbors, 1963) ou au contraire, celui doucereux d’un homme bien mis (American People Series #6 : Mr. Charlie, 1964), tous blancs, mettent ainsi au jour les tensions entre les communautés. Quant à American People Series #17 : The Artist and His Model, il souligne avec une ironie féroce le désintérêt de certains artistes noirs pour l’engagement, sottement satisfaits d’être enfin autorisés à peindre des femmes blanches. À l’été 1967, au cours duquel les violences policières contre les Noirs se multiplient, Faith Ringgold achève la série par trois compositions de grand format. Parmi elles, American People Series #20 : Die dote la représentation d’une scène d’émeute sanglante d’une même puissance que celle du bombardement du village de Guernica par Picasso – le tableau homonyme du peintre espagnol a été très admiré par la jeune artiste au Museum of Modern Art, à New York, où il était conservé entre 1939 et 1981.
La série Black Light, entamée en 1967, prolonge certaines voies explorées dans les Early Works pour célébrer la beauté des Africains-Américains et de leur culture. Faith Ringgold utilise une palette sombre combinée aux couleurs du drapeau panafricain (rouge, vert, noir) et du féminisme (violet) pour esquisser des formes épurées et rythmées, inspirées de masques et de motifs traditionnels africains, mais aussi du jazz. C’est également à cette époque qu’elle crée plusieurs affiches politiques remarquables, dont celle sur la mutinerie des prisonniers d’Attica (État de New York) réprimée dans le sang par les autorités en 1971.
DÉPLOIEMENT PLURIDISCIPLINAIRE
Cette même année, à l’occasion d’un voyage en Europe, Faith Ringgold découvre l’art du tanka. De retour aux États-Unis, elle renouvelle entièrement sa pratique artistique en réalisant des peintures sur textile qui seront suivies, à partir de 1980, de peintures sur quilt. Exposées dans la quatrième salle, ces œuvres révèlent le désir de leur auteure de renouer avec des techniques vernaculaires africaines et américaines. Les premières de ces peintures, la série Slave Rape (Viol d’esclave, 1972), ont pour thème l’esclavage et l’aliénation féminine. Ce sont des pièces collaboratives exécutées par l’artiste avec sa mère, chargée d’assembler et de coudre des bordures décoratives. Bientôt, Faith Ringgold enrichit ses peintures sur textile en y ajoutant des textes denses, en marge de la composition centrale. Ainsi, la remarquable série de quilts intitulée The French Collection (1991-1997), présentée dans la cinquième salle, raconte en mots et en images les aventures romanesques d’une jeune artiste noire dans le Paris des années 1920. Faith Ringgold y convoque une multitude de personnalités, de Gertrude Stein à Joséphine Baker en passant par Rosa Parks, Elizabeth Cattlet, Malcom X ou Pablo Picasso – avec des masques Lega et Kwele, un cimier Baga et un modèle noir posant devant Les Demoiselles d’Avignon. Une manière brillante d’inclure, dans l’histoire de la modernité, l’art africain ancien qui a nourri les élans primitivistes d’une partie de la scène occidentale au début du XXe siècle, mais surtout les artistes, écrivains et intellectuels africains-américains. Dans les années 1990, donnant une importance grandissante à l’écriture, elle publie de nombreux livres pour enfants ainsi qu’une autobiographie. L’exposition s’achève avec la section « Gospels et performances », qui porte sur les masques et les sculptures molles de Faith Ringgold, exécutés à partir des années 1970, qu’elle intègre ensuite à un projet plus ambitieux de spectacle-performance, The Wake and Resurrection of the Bicentennial Negro (La Veillée funéraire et la résurrection du Noir bicentenaire, 1975-1989). Jouée dans les universités avec l’aide d’étudiants, cette œuvre associe installation, récit sur la condition noire et extraits de discours de Martin Luther King ou de chansons d’Aretha Franklin. Aux cimaises de cette ultime salle, on découvre en outre la série The American Collection (1997) qui fait le point sur les réussites et échecs de plus de trente ans de luttes.
Au terme du parcours, on regrette une chose : que la rétrospective ne bénéficie pas d’un espace plus grand afin d’alléger une muséographie parfois touffue, mais surtout pour offrir un corpus élargi de cette artiste méconnue du public français, au cheminement passionnant et dense, étroitement lié à l’histoire de la seconde moitié du XXe siècle.
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« Faith Ringgold : Black is Beautiful », 31 janvier-2 juillet 2023, musée national Picasso-Paris, 5, rue de Thorigny, 75003 Paris.