Un artiste sommeille sans doute en chacun de nous, mais rien n’empêche de réveiller aussi le commanditaire qui dort à côté. Dans les années 1990, l’artiste François Hers imagine les Nouveaux commanditaires*1, un dispositif soutenu par la Fondation de France, qui permet à toute personne qui le souhaite – de préférence associée à d’autres – d’assumer la responsabilité d’une commande d’œuvre d’art dans l’espace public auprès d’un artiste. Le processus, démocratique et participatif, repose sur un troisième acteur, le médiateur, qui se met au service des commanditaires pour les aider à définir, au cours de plusieurs réunions, la nature et le contenu de la demande artistique.
En France, plus de 500 œuvres ont été produites ou sont en cours de réalisation sur le modèle des Nouveaux commanditaires. Elles l’ont été ou le seront à la demande des colombophiles inquiets de la transmission de leur passion, du club de football du Red Star à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) qui se cherchait un nouvel emblème, ou des employés d’un restaurant universitaire à Dijon.
Dans son dernier livre, Les Morts à l’œuvre, la philosophe belge Vinciane Despret, 63 ans, se penche sur cinq cas qui ont émergé à la suite de décès. Son enquête est en quelque sorte le prolongement d’un précédent ouvrage intitulé Au bonheur des morts (La Découverte, 2015) qui abordait la façon dont les défunts font sentir leur présence à ceux qui restent. La professeure de philosophie à l’université de Liège s’est intéressée à des situations dans lesquelles des morts, proches ou éloignés dans le temps, ont mobilisé – on pourrait aussi dire « obligé » – les vivants à leur donner une nouvelle place dans la cité, par l’intermédiaire d’une création artistique. L’art est parfois le meilleur moyen de maintenir en vie.
À Diest, en Belgique, le Jardin perpétuellement fleuri, imaginé par l’artiste Mario Airò, est une commande déclenchée par les parents d’une jeune fille enlevée et retrouvée dans un canal. À Chaucenne, dans le Doubs, deux obélisques marquent désormais l’entrée d’un terrain de jeu où avaient l’habitude de se rejoindre deux jeunes, fauchés par une voiture. Des amis des victimes sont à l’origine des deux monuments. Les commanditaires peuvent parfois être beaucoup plus nombreux et rassembler plusieurs générations. Près de Belfort, un collectif constitué d’une association d’anciens combattants, de responsables d’établissements scolaires et du directeur d’un centre socio-culturel, a participé à la construction d’un édifice architectural en bois, baptisé Un pont sans fin, en l’honneur des commandos d’Afrique et de Provence qui se sont battus dans la région en 1944. Certains mémoriaux remontent très loin dans le temps. À Longepierre, en Saône-et-Loire, deux sculptures incandescentes signées Anita Molinero ont été installées en souvenir de Pierre Vaux et Jean-Baptiste Petit, deux condamnés – à tort – pour incendie en 1852 et envoyés au bagne. Les sculptures rougeoyantes sont le résultat d’une demande du Comité d’initiative pour la mémoire des deux hommes. Enfin, Il fait novembre en mon âme, une pièce musicale composée par Bechara El-Khoury et créée à la Philharmonie de Paris en 2020, répond à une commande des parents d’un jeune homme assassiné lors de l’attaque du Bataclan en 2015.
BÂTIR DES FABULATIONS
L’art panse les peines et aide à penser les plaies. Tous ces récits, passionnants, révèlent à quel point la mise en œuvre d’une commande artistique dans l’espace public invite à échanger, à fabriquer du commun autour de disparus. À travers son ouvrage, Vinciane Despret met en avant « un art de la démocratie plutôt qu’une démocratisation de l’art ». Au fil de ses enquêtes, ce qui a marqué la philosophe, c’est en effet la manière dont les gens se transforment en s’appropriant l’œuvre, en la défendant auprès des autres, en parlant avec l’artiste. « Ils deviennent de vrais amateurs, deviennent légitimes par rapport à l’art en tant que connaisseurs, au sens de celui qui ose et sait goûter. J’ai aussi assisté à un processus de fabulation qui nourrit l’œuvre d’art, lui offre des devenirs. Mettre les gens en position d’acteurs et non de consommateurs, cela change tout. »
Le rapport personnel de Vinciane Despret avec le monde de l’art est relativement tardif. « J’ai commencé à aller voir des expositions quand j’avais déjà une bonne vingtaine d’années. Je me suis d’abord rendue à Paris voir les classiques. À l’époque, j’ai eu un vrai coup de foudre pour les impressionnistes. Pour reprendre une idée de Gilles Deleuze, pour moi, l’œuvre d’art est aussi une occasion de fabulation. Elle produit ce que Bruno Latour appelle des “êtres de fiction”. Je suis incapable d’interpréter une peinture, mais je peux fabuler. Je m’approprie une œuvre en me racontant des histoires. Pourquoi la peinture impressionniste m’a-t-elle tant touchée ? Parce qu’elle suscitait chez moi de vrais récits. Prenons un tableau représentant une pomme posée sur une table dans un jardin ensoleillé. Ce fruit a capté toute la chaleur de l’après-midi, je me demande qui va croquer dedans, ce qui va se passer après… »
Pour Vinciane Despret, qui a été invitée en 2021 à accompagner la programmation du Centre Pompidou, à Paris, la relation avec l’œuvre passe par la physicalité. Le virtuel n’est pas vraiment sa tasse de thé. « J’ai besoin d’être en présence de l’œuvre. C’est horriblement banal de le dire, mais une œuvre n’est jamais plate, elle vous donne le sentiment qu’elle bouge, à travers ses plis, ses craquelures, sa matière qui continue de vivre sa vie avec le temps. Et puis, j’ai besoin de me déplacer par rapportà elle. Toute pièce contient une anamorphose. Si vous la regardez depuis un coin de la salle, ou sous un autre angle, vous distinguez des choses inédites, vous découvrez de nouvelles sensations. »
FABRIQUER ENSEMBLE
Le plasticien Philippe Parreno, la sculptrice Anita Molinero ou l’artiste belge Bob Verschueren, proche du land art, comptent parmi les personnalités sur lesquelles Vinciane Despret a été amenée à écrire ces dernières années, notamment pour des catalogues d’exposition. C’est après sa rencontre avec l’Argentin Tomás Saraceno et ses complices à huit pattes que l’écrivaine a imaginé sa première fiction mettant en scène des araignées. Cette nouvelle figure dans son étonnant livre Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation (Actes Sud, 2021).
Vinciane Despret a aussi goûté au plaisir de la création avec le plasticien français Gilles T. Lacombe. Ensemble, ils ont confectionné un immense collage sur la thématique des oiseaux. « J’ai adoré la manière de travailler des artistes. Ce n’est pas du tout la mienne. Pour moi, travailler signifie me mettre devant mon ordinateur et m’acharner sur mon clavier sans répit. Avec Gilles T. Lacombe, cela se traduisait par une promenade dans le bois de Vincennes pour écouter les oiseaux, avoir de longues discussions autour d’un café, regarder des livres d’images que nous allions découper, rire ensemble. » Une expérience enrichissante pour cette femme à l’agenda bien rempli.
Il lui reste encore un rôle à occuper : celui de commanditaire d’une œuvre d’art. Une idée ? « Je pense à un village du sud de la France où j’aime me rendre. Mon voisin me racontait qu’il y a cinquante ans, les habitants avaient pour habitude de se retrouver dans différents lieux. Aujourd’hui, les gens ne font plus rien ensemble. Commander une œuvre d’art leur ferait du bien, cela obligerait déjà tout le monde à se parler. L’art peut servir à renouer le contact. Et puis, élaborer une œuvre, c’est éprouver une certaine fierté. Le directeur de l’entreprise Colas, près de Belfort, a participé au mécénat d’Un pont sans fin, car il voulait que ses ouvriers se sentent fiers en passant devant le monument avant d’aller au travail. Ce genre de projets soude les liens. C’est de l’ordre du soin, au sens de la bonne santé des relations. »
Les Nouveaux Commanditaires devraient être financés par l’Assurance-maladie.
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*1 nouveauxcommanditaires.eu François Hers, Opération. Nouveaux commanditaires, Dijon, Les presses du réel, 2023, 104 pages, 17 euros; Faire art comme on fait société. Les Nouveaux commanditaires, Dijon, Les presses du réel, 2013, 848 pages, 2 DVD, 32 euros.
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Vinciane Despret, Les Morts à l’œuvre, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2023, 176 pages, 20,50 euros.